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Si j’avais eu un amant, j’aurais beaucoup aimé connaître la manière dont il eût parlé de moi à un autre homme, et en quels termes il se serait vanté de sa bonne fortune à ses camarades d’orgie avec un peu de vin dans la tête et les deux coudes sur la nappe.

Je le sais maintenant, et en vérité je suis fâchée de le savoir. – C’est toujours ainsi.

Mon idée était folle, mais ce qui est fait est fait, et l’on ne peut désapprendre ce qu’on a appris. Je ne t’ai pas écoutée, ma chère Graciosa, je m’en repens; mais on n’écoute pas toujours la raison, surtout quand elle sort d’une aussi jolie bouche que la tienne, car je ne sais pourquoi on ne se peut figurer qu’un conseil soit sage, à moins qu’il ne soit donné par quelque vieille tête toute chenue et toute grise, comme si avoir été bête soixante ans pouvait vous rendre spirituel.

Mais tout cela me tourmentait trop, et je n’y pouvais tenir, je grillais dans ma petite peau comme une châtaigne sur la poêle. La pomme fatale s’arrondissait dans le feuillage au-dessus de ma tête, et il fallait bien finir par y donner un coup de dent, sauf à la jeter après, si la saveur m’en paraissait amère.

J’ai fait comme Ève la blonde, ma très chère grand-mère, – j’ai mordu.

La mort de mon oncle, le seul parent qui me restât, me laissant libre de mes actions, j’exécutai ce que je rêvais depuis si longtemps. – Mes précautions étaient prises avec le plus grand soin pour que nul ne se doutât de mon sexe: j’avais appris à tirer l’épée et le pistolet; je montais parfaitement à cheval et avec une hardiesse dont peu d’écuyers eussent été capables; j’étudiai bien la manière de porter le manteau et de faire siffler la cravache, et, en quelques mois, je parvins à faire d’une fille qu’on trouvait assez jolie un cavalier beaucoup plus joli, et à qui il ne manquait guère que la moustache. – Je réalisai ce que j’avais de bien, et je sortis de la ville, décidée à n’y revenir qu’avec l’expérience la plus complète.

C’était le seul moyen d’éclaircir mes doutes: avoir des amants ne m’aurait rien appris, ou du moins cela ne m’eût donné que des lueurs incomplètes, et je voulais étudier l’homme à fond, l’anatomiser fibre par fibre avec un scalpel inexorable et le tenir tout vif et tout palpitant sur ma table de dissection; pour cela il fallait le voir seul à seul chez lui, en déshabillé, le suivre à la promenade, à la taverne et ailleurs. – Avec mon déguisement, je pouvais aller partout sans être remarquée; on ne se cachait pas devant moi, on jetait de côté toute réserve et toute contrainte, je recevais des confidences et j’en faisais de fausses pour en provoquer de vraies. Hélas! les femmes n’ont lu que le roman de l’homme et jamais son histoire.

C’est une chose effrayante à penser et à laquelle on ne pense pas, combien nous ignorons profondément la vie et la conduite de ceux qui paraissent nous aimer et que nous épouserons. Leur existence réelle nous est aussi parfaitement inconnue que s’ils étaient des habitants de Saturne ou de quelque autre planète à cent millions de lieues de notre boule sublunaire: on dirait qu’ils sont d’une autre espèce, et il n’y a pas le moindre lien intellectuel entre les deux sexes; – les vertus de l’un font les vices de l’autre, et ce qui fait admirer l’homme fait honnir la femme.

Nous autres, notre vie est claire et se peut pénétrer d’un regard. – Il est facile de nous suivre de la maison au pensionnat, du pensionnat à la maison; – ce que nous faisons n’est un mystère pour personne; chacun peut voir nos mauvais dessins à l’estompe, nos bouquets à l’aquarelle composés d’une pensée et d’une rose grosse comme un chou, et galamment noués par la queue avec un ruban de couleur tendre: les pantoufles que nous brodons pour la fête de nos pères ou de nos grands-pères n’ont rien en soi de bien occulte et de bien inquiétant. – Nos sonates et nos romances sont exécutées avec la plus désirable froideur. Nous sommes bien et dûment cousues à la jupe de nos mères, et, à neuf ou dix heures au plus, nous rentrons dans nos petits lits tout blancs, au fond de nos cellules proprettes et discrètes, où nous sommes vertueusement verrouillées et cadenassées jusqu’au lendemain matin. La susceptibilité la plus éveillée et la plus jalouse ne trouverait rien à cela.

Le cristal le plus limpide n’a pas la transparence d’une pareille vie.

Celui qui nous prend sait ce que nous avons fait à partir de la minute où nous avons été sevrées et même avant, s’il veut pousser ses recherches jusque-là. – Notre vie n’est pas une vie, c’est une espèce de végétation comme celle de la mousse et des fleurs; l’ombre glaciale de la tige maternelle flotte autour de nous, pauvres boutons de rose étouffés qui n’osons pas nous ouvrir. Notre affaire principale, c’est de nous tenir bien droites, bien corsées, bien busquées, l’œil convenablement baissé, et de surpasser en immobilité et en raideur les mannequins et les poupées à ressorts.

Il nous est défendu de prendre la parole, de nous mêler à la conversation autrement que pour répondre oui et non, si l’on nous interroge. Aussitôt que l’on veut dire quelque chose d’intéressant, l’on nous renvoie étudier notre harpe ou notre clavecin, et nos maîtres de musique ont tous soixante ans pour le moins et prennent horriblement de tabac. Les modèles suspendus dans nos chambres sont d’une anatomie très vague et très esquivée. Les dieux de la Grèce, pour se présenter dans un pensionnat de demoiselles, ont soin préalablement d’acheter à la friperie de très amples carricks et de se faire graver au pointillé, ce qui leur donne l’air de portiers ou de cochers de fiacre, et les rend peu propres à nous enflammer l’imagination.

À force de vouloir nous empêcher d’être romanesques, l’on nous rend idiotes. Le temps de notre éducation se passe non pas à nous apprendre quelque chose, mais à nous empêcher d’apprendre quelque chose.

Nous sommes réellement prisonnières de corps et d’esprit; mais un jeune homme, libre de ses actions, qui sort le matin pour ne rentrer que le matin, qui a de l’argent, qui peut en gagner et en disposer comme il lui plaît, comment pourrait-il justifier l’emploi de son temps? – quel est l’homme qui voudrait dire à la personne aimée ce qu’il a fait pendant sa journée et pendant sa nuit? – Aucun, même de ceux qui sont réputés les plus purs.

J’avais envoyé mon cheval et mes vêtements à une petite métairie que j’ai à quelque distance de la ville. Je m’habillai, je montai en selle et je partis, non sans un singulier serrement de cœur. – Je ne regrettai rien, je ne laissai rien en arrière, ni parents, ni amis, pas un chien, pas un chat, et cependant j’étais triste, j’avais presque les larmes aux yeux; cette ferme où je n’avais été que cinq ou six fois n’avait pour moi rien de particulier et de cher, et ce n’était pas la complaisance que l’on prend à de certains endroits et qui vous attendrit lorsqu’il les faut quitter, mais je me retournai deux ou trois fois pour voir encore de loin monter entre les arbres sa vrille de fumée bleuâtre.

C’était là où, avec mes robes et mes jupes, j’avais laissé mon titre de femme; dans la chambre où j’avais fait ma toilette étaient serrées vingt années de ma vie qui ne devaient plus compter et qui ne me regardaient plus. Sur la porte on eût pu écrire: Ci-gît Madeleine de Maupin; car en effet je n’étais plus Madeleine de Maupin, mais bien Théodore de Sérannes, – et personne ne devait plus m’appeler de ce doux nom de Madeleine.