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C’est en effet une des plus suaves créations du génie païen que ce fils d’Hermès et d’Aphrodite. Il ne se peut rien imaginer de plus ravissant au monde que ces deux corps tous deux parfaits, harmonieusement fondus ensemble, que ces deux beautés si égales et si différentes qui n’en forment plus qu’une supérieure à toutes deux, parce qu’elles se tempèrent et se font valoir réciproquement: pour un adorateur exclusif de la forme, y a-t-il une incertitude plus aimable que celle où vous jette la vue de ce dos, de ces reins douteux, et de ces jambes si fines et si fortes que l’on ne sait si l’on doit les attribuer à Mercure prêt à s’envoler ou à Diane sortant du bain? Le torse est un composé des monstruosités les plus charmantes: sur la poitrine potelée et pleine de l’éphèbe s’arrondit avec une grâce étrange la gorge d’une jeune vierge. Sous les flancs bien enveloppés et d’une mollesse toute féminine, on devine les dentelés et les côtes, comme aux flancs d’un jeune garçon; le ventre est un peu plat pour une femme, un peu rond pour un homme, et toute l’habitude du corps a quelque chose de nuageux et d’indécis qu’il est impossible de rendre, et dont l’attrait est tout particulier. – Théodore serait à coup sûr un excellent modèle de ce genre de beauté; cependant je trouve que la portion féminine l’emporte chez lui, et qu’il lui est plus resté de Salmacis qu’à l’Hermaphrodite des Métamorphoses.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que je ne pense presque plus à son sexe et que je l’aime avec une sécurité parfaite. Quelquefois je cherche à me persuader que cet amour est abominable, et je me le dis à moi-même le plus sévèrement possible; mais cela ne vient que des lèvres, c’est un raisonnement que je me fais et que je ne sens pas: il me semble réellement que c’est la chose la plus simple du monde et que tout autre à ma place en ferait autant.

Je le vois, je l’écoute parler ou chanter, car il chante admirablement, et j’y prends un indicible plaisir. – Il me fait tellement l’effet d’une femme qu’un jour, dans la chaleur de la conversation, il m’est échappé de l’appeler madame, ce qui l’a fait rire d’un rire assez forcé, à ce qu’il m’a paru.

Si c’était une femme cependant, quels seraient ses motifs pour se travestir ainsi? Je ne puis me les expliquer d’aucune manière. Qu’un cavalier très jeune, très beau et parfaitement imberbe se déguise en femme, cela se conçoit; il s’ouvre ainsi mille portes qui lui seraient restées obstinément fermées, et le quiproquo peut le jeter dans une complication d’aventures tout à fait dédalienne et réjouissante. On peut arriver de cette façon jusqu’à une femme étroitement gardée, ou brusquer quelque bonne fortune à la faveur de la surprise. Mais je ne sais trop les avantages qu’il y a pour une belle et jeune femme à courir le pays en habits d’homme: elle ne peut qu’y perdre. Une femme ne doit pas renoncer ainsi au plaisir d’être courtisée, madrigalisée et adorée; elle renoncerait plutôt à la vie, et elle aurait raison, car qu’est-ce que la vie d’une femme sans tout cela? – Rien, – ou quelque chose de pis que la mort. Et je m’étonne toujours que les femmes qui ont trente ans ou la petite vérole ne se jettent pas du haut d’un clocher en bas.

Malgré tout cela, quelque chose de plus fort que tous les raisonnements me crie que c’est une femme, et que c’est elle que j’ai rêvée, elle que je dois aimer uniquement, et qui m’aimera uniquement: – oui, c’est elle, la déesse aux regards d’aigle, aux belles mains royales, qui me souriait avec condescendance du haut de son trône de nuées. Elle s’est présentée à moi sous ce déguisement pour m’éprouver, pour voir si je la reconnaîtrais, si mon regard amoureux pénétrerait les voiles dont elle s’était enveloppée, comme dans ces contes merveilleux où les fées apparaissent d’abord sous des figures de mendiantes, puis se relèvent tout à coup resplendissantes d’or et de pierreries.

Je t’ai reconnue, ô mon amour! À ton aspect, mon cœur a sauté dans ma poitrine comme saint Jean dans le ventre de sainte Anne, lorsqu’elle fut visitée par la Vierge; une lueur flamboyante s’est répandue dans l’air; j’ai senti comme une odeur de divine ambroisie; j’ai vu à tes pieds la traînée de feu, et j’ai compris sur le champ que tu n’étais pas une simple mortelle.

Les sons mélodieux de la viole de sainte Cécile, que les anges écoutent avec ravissement, sont rauques et discordants en comparaison des cadences perlées qui s’envolent de ta bouche de rubis: les Grâces jeunes et souriantes dansent autour de toi une ronde perpétuelle; les oiseaux, lorsque tu passes dans les bois, inclinent en gazouillant leur petite tête panachée pour te mieux voir, et te sifflent leurs plus jolis refrains; la lune amoureuse se lève de meilleure heure pour te baiser de ses pâles lèvres d’argent, car elle a abandonné son berger pour toi; le vent se garde d’effacer sur le sable la délicate empreinte de ton adorable pied; la fontaine, quand tu l’y penches, se fait plus unie que le cristal, de peur de rider et de déformer la réflexion de ton visage céleste; les pudiques violettes elles-mêmes t’ouvrent leur petit cœur et font mille coquetteries devant toi; la fraise jalouse se pique d’émulation et tâche d’égaler le divin incarnat de ta bouche; l’imperceptible moucheron bourdonne joyeusement et t’applaudit en battant des ailes: – toute la nature t’aime et t’admire, ô toi, sa plus belle œuvre!

Ah! je vis maintenant; – jusqu’à présent je n’avais été qu’un mort: me voilà débarrassé du linceul, et je tends hors de la fosse mes deux maigres mains vers le soleil; ma couleur bleue de spectre m’a quitté. Mon sang circule rapidement dans mes veines. L’effrayant silence qui régnait autour de moi est rompu à la fin. La voûte opaque et noire qui me pesait sur le front s’est illuminée. Mille voix mystérieuses me chuchotent à l’oreille; de charmantes étoiles scintillent au-dessus de moi, et sablent de leurs paillettes d’or les sinuosités de mon chemin; les marguerites me rient doucement, et les clochettes murmurent mon nom avec leur petite langue tortillée: je comprends une multitude de choses que je ne comprenais pas, je découvre des affinités et des sympathies merveilleuses, j’entends la langue des roses et des rossignols, et je lis couramment le livre que je ne pouvais pas même épeler. J’ai reconnu que j’avais un ami dans ce vieux chêne respectable tout couvert de gui et de plantes parasites, et que cette pervenche si langoureuse et si frêle, dont le grand œil bleu déborde toujours de larmes, nourrissait depuis longtemps pour moi une passion discrète et contenue: c’est l’amour, c’est l’amour qui m’a dessillé les yeux et donné le mot de l’énigme. – L’amour est descendu au fond du caveau où transissait mon âme accroupie et somnolente; il l’a prise par le bout de la main et lui a fait monter l’escalier raide et étroit qui menait au dehors. Toutes les portes de la prison étaient crochetées, et pour la première fois cette pauvre Psyché est sortie du moi où elle était enfermée.

Une autre vie est devenue la mienne. Je respire par la poitrine d’un autre, et le coup qui le blesserait me tuerait. – Avant cet heureux jour, j’étais semblable à ces mornes idoles japonaises qui se regardent perpétuellement le ventre. J’étais le spectateur de moi-même, le parterre de la comédie que je jouais; je me regardais vivre, et j’écoutais les oscillations de mon cœur comme le battement d’une pendule. Voilà tout. Les images se peignaient dans mes yeux distraits; les sons frappaient mon oreille inattentive, mais rien du monde extérieur n’arrivait jusqu’à mon âme. L’existence de qui que ce soit ne m’était nécessaire; je doutais même de toute autre existence que de la mienne, dont encore je n’étais guère sûr. Il me semble que j’étais seul au milieu de l’univers, et que tout le reste n’était que fumées, images, vaines illusions, apparences fugitives destinées à peupler ce néant. – Quelle différence!