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II. Melancholia

Écoutez. Une femme au profil décharné,

Maigre, blême, portant un enfant étonné,

Est là qui se lamente au milieu de la rue.

La foule, pour l’entendre, autour d’elle se rue.

Elle accuse quelqu’un, une autre femme, ou bien

Son mari. Ses enfants ont faim. Elle n’a rien;

Pas d’argent; pas de pain; à peine un lit de paille.

L’homme est au cabaret pendant qu’elle travaille.

Elle pleure, et s’en va. Quand ce spectre a passé,

Ô penseurs, au milieu de ce groupe amassé,

Qui vient de voir le fond d’un cœur qui se déchire,

Qu’entendez-vous toujours? Un long éclat de rire.

Cette fille au doux front a cru peut-être, un jour,

Avoir droit au bonheur, à la joie, à l’amour.

Mais elle est seule, elle est sans parents, pauvre fille!

Seule! – n’importe! elle a du courage, une aiguille,

Elle travaille, et peut gagner dans son réduit,

En travaillant le jour, en travaillant la nuit,

Un peu de pain, un gîte, une jupe de toile.

Le soir, elle regarde en rêvant quelque étoile,

Et chante au bord du toit tant que dure l’été.

Mais l’hiver vient. Il fait bien froid, en vérité,

Dans ce logis mal clos tout en haut de la rampe;

Les jours sont courts, il faut allumer une lampe;

L’huile est chère, le bois est cher, le pain est cher.

Ô jeunesse! printemps! aube! en proie à l’hiver!

La faim passe bientôt sa griffe sous la porte,

Décroche un vieux manteau, saisit la montre, emporte

Les meubles, prend enfin quelque humble bague d’or;

Tout est vendu! L’enfant travaille et lutte encor;

Elle est honnête; mais elle a, quand elle veille,

La misère, démon, qui lui parle à l’oreille.

L’ouvrage manque, hélas! cela se voit souvent.

Que devenir! Un jour, ô jour sombre! elle vend

La pauvre croix d’honneur de son vieux père, et pleure;

Elle tousse, elle a froid. Il faut donc qu’elle meure!

À dix-sept ans! grand Dieu! mais que faire?… – Voilà

Ce qui fait qu’un matin la douce fille alla

Droit au gouffre, et qu’enfin, à présent, ce qui monte

À son front, ce n’est plus la pudeur, c’est la honte.

Hélas! et maintenant, deuil et pleurs éternels!

C’est fini. Les enfants, ces innocents cruels,

La suivent dans la rue avec des cris de joie.

Malheureuse! elle traîne une robe de soie,

Elle chante, elle rit… ah! pauvre âme aux abois!

Et le peuple sévère, avec sa grande voix,

Souffle qui courbe un homme et qui brise une femme,

Lui dit quand elle vient: «C’est toi? Va-t’en, infâme!»

Un homme s’est fait riche en vendant à faux poids;

La loi le fait juré. L’hiver, dans les temps froids;

Un pauvre a pris un pain pour nourrir sa famille.

Regardez cette salle où le peuple fourmille;

Ce riche y vient juger ce pauvre. Écoutez bien.

C’est juste, puisque l’un a tout et l’autre rien.

Ce juge, – ce marchand, – fâché de perdre une heure,

Jette un regard distrait sur cet homme qui pleure,

L’envoie au bagne, et part pour sa maison des champs.

Tous s’en vont en disant: «C’est bien!» bons et méchants;

Et rien ne reste là qu’un Christ pensif et pâle,

Levant les bras au ciel dans le fond de la salle.

Un homme de génie apparaît. Il est doux,

Il est fort, il est grand; il est utile à tous;

Comme l’aube au-dessus de l’océan qui roule,

Il dore d’un rayon tous les fronts de la foule;

Il luit; le jour qu’il jette est un jour éclatant;

Il apporte une idée au siècle qui l’attend;

Il fait son œuvre; il veut des choses nécessaires,

Agrandir les esprits, amoindrir les misères;

Heureux, dans ses travaux dont les cieux sont témoins,

Si l’on pense un peu plus, si l’on souffre un peu moins!

Il vient. – Certe, on le va couronner! – On le hue!

Scribes, savants, rhéteurs, les salons, la cohue,

Ceux qui n’ignorent rien, ceux qui doutent de tout,

Ceux qui flattent le roi, ceux qui flattent l’égout,

Tous hurlent à la fois et font un bruit sinistre.

Si c’est un orateur ou si c’est un ministre,

On le siffle. Si c’est un poëte, il entend

Ce chœur: «Absurde! faux! monstrueux! révoltant!»

Lui, cependant, tandis qu’on bave sur sa palme,

Debout, les bras croisés, le front levé, l’œil calme,

Il contemple, serein, l’idéal et le beau;

Il rêve; et, par moments, il secoue un flambeau

Qui, sous ses pieds, dans l’ombre, éblouissant la haine,

Claire tout à coup le fond de l’âme humaine;

Ou, ministre, il prodigue et ses nuits et ses jours;

Orateur, il entasse efforts, travaux, discours;

Il marche, il lutte! Hélas! l’injure ardente et triste,

À chaque pas qu’il fait, se transforme et persiste.

Nul abri. Ce serait un ennemi public,

Un monstre fabuleux, dragon ou basilic,

Qu’il serait moins traqué de toutes les manières,

Moins entouré de gens armés de grosses pierres,

Moins haï! – Pour eux tous et pour ceux qui viendront,

Il va semant la gloire, il recueille l’affront.

Le progrès est son but, le bien est sa boussole;

Pilote, sur l’avant du navire il s’isole;

Tout marin, pour dompter les vents et les courants,

Met tour à tour le cap sur des points différents,

Et, pour mieux arriver, dévie en apparence;

Il fait de même; aussi blâme et cris; l’ignorance

Sait tout, dénonce tout; il allait vers le nord,

Il avait tort; il va vers le sud, il a tort;

Si le temps devient noir, que de rage et de joie!

Cependant, sous le faix sa tête à la fin ploie,

L’âge vient, il couvait un mal profond et lent,

Il meurt. L’envie alors, ce démon vigilant,

Accourt, le reconnaît, lui ferme la paupière,

Prend soin de le clouer de ses mains dans la bière,

Se penche, écoute, épie en cette sombre nuit

S’il est vraiment bien mort, s’il ne fait pas de bruit,

S’il ne peut plus savoir de quel nom on le nomme,

Et, s’essuyant les yeux, dit: «C’était un grand homme!»

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit?

Ces doux êtres pensifs, que la fièvre maigrit?

Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules?

Ils s’en vont travailler quinze heures sous des meules;

Ils vont, de l’aube au soir, faire éternellement

Dans la même prison le même mouvement.

Accroupis sous les dents d’une machine sombre,

Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l’ombre,

Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,

Ils travaillent. Tout est d’airain, tout est de fer.

Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue.

Aussi quelle pâleur! la cendre est sur leur joue.

Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.

Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas!

Ils semblent dire à Dieu: «Petits comme nous sommes,

Notre père, voyez ce que nous font les hommes!»

Ô servitude infâme imposée à l’enfant!

Rachitisme! travail dont le souffle étouffant

Défait ce qu’a fait Dieu; qui tue, œuvre insensée,

La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée,

Et qui ferait – c’est là son fruit le plus certain -

D’Apollon un bossu, de Voltaire un crétin!

Travail mauvais qui prend l’âge tendre en sa serre,

Qui produit la richesse en créant la misère,

Qui se sert d’un enfant ainsi que d’un outil!

Progrès dont on demande: «Où va-t-il? que veut-il?»

Qui brise la jeunesse en fleur! qui donne, en somme,

Une âme à la machine et la retire à l’homme!

Que ce travail, haï des mères, soit maudit!

Maudit comme le vice où l’on s’abâtardit,

Maudit comme l’opprobre et comme le blasphème!

Ô Dieu! qu’il soit maudit au nom du travail même,

Au nom du vrai travail, saint, fécond, généreux,