Livre III. L’EUPHORBE.
Paphnuce était de retour au saint désert. Il avait pris, vers Athribis, le bateau qui remontait le Nil pour porter des vivres au monastère de l’abbé Sérapion. Quand il débarqua, ses disciples s’avancèrent au-devant de lui avec de grandes démonstrations de joie. Les uns levaient les bras au ciel; les autres, prosternés à terre, baisaient les sandales de l’abbé. Car ils savaient déjà ce que le saint avait accompli dans Alexandrie. C’est ainsi que les moines recevaient ordinairement, par des voies inconnues et rapides, les avis intéressant la sûreté et la gloire de Église Les nouvelles couraient dans le désert avec la rapidité du simoun.
Et tandis que Paphnuce s’enfonçait dans les sables, ses disciples le suivaient en louant le Seigneur. Flavien, qui était l’ancien de ses frères, saisi tout à coup d’un pieux délire, se mit à chanter un cantique inspiré:
– Jour béni! Voici que notre père nous est rendu!
Il nous revient, chargé de nouveaux mérites dont le prix nous sera compté!
Car les vertus du père sont la richesse des enfants et la sainteté de l’abbé embaume toutes les cellules.
Paphnuce, notre père, vient de donner à Jésus-Christ une nouvelle épouse.
Il a changé par son art merveilleux une brebis noire en brebis blanche.
Et voici qu’il nous revient chargé de nouveaux mérites.
Semblable à l’abeille de l’Arsinoïtide, qu’alourdit le nectar des fleurs.
Comparable au bélier de Nubie, qui peut à peine supporter le poids de sa laine abondante.
Célébrons ce jour en assaisonnant nos mets avec de l’huile!
Parvenus au seuil de la cellule abbatiale, ils se mirent tous à genoux et dirent:
– Que notre père nous bénisse et qu’il nous donne à chacun une mesure d’huile pour fêter son retour!
Seul, Paul le Simple, resté debout, demandait: «Quel est cet homme?» et ne reconnaissait point Paphnuce. Mais personne ne prenait garde à ce qu’il disait, parce qu’on le savait dépourvu d’intelligence, bien que rempli de piété.
L’abbé d’Antinoé, renfermé dans sa cellule, songea.
– J’ai donc enfin regagné l’asile de mon repos et de ma félicité. Je suis donc rentré dans la citadelle de mon contentement. D’où vient que ce cher toit de roseaux ne m’accueille point en ami, et que les murs ne me disent pas: Sois le bienvenu! Rien, depuis mon départ, n’est changé dans cette demeure d’élection. Voici ma table et mon lit. Voici la tête de momie qui m’inspira tant de fois des pensées salutaires, et voici le livre où j’ai si souvent cherché les images de Dieu. Et pourtant je ne retrouve rien de ce que j’ai laissé. Les choses m’apparaissent tristement dépouillées de leurs grâces coutumières, et il me semble que je les vois aujourd’hui pour la première fois. En regardant cette table et cette couche, que j’ai jadis taillées de mes mains, cette tête noire et desséchée, ces rouleaux de papyrus remplis des dictées de Dieu, je crois voir les meubles d’un mort. Après les avoir tant connus, je ne les reconnais pas. Hélas! puisqu’en réalité rien n’est changé autour de moi, c’est moi qui ne suis plus celui que j’étais. Je suis un autre. Le mort, c’était moi! Qu’est-il devenu, mon Dieu? Qu’a-t-il emporté? Que m’a-t-il laissé? Et qui suis-je?
Et il s’inquiétait surtout de trouver malgré lui que sa cellule était petite, tandis qu’en la considérant par les yeux de la foi, on devait l’estimer immense, puisque l’infini de Dieu y commençait.
S’étant mis à prier, le front contre terre, il recouvra un peu de joie. Il y avait à peine une heure qu’il était en oraison, quand l’image de Thaïs passa devant ses yeux. Il en rendit grâces à Dieu:
– Jésus! c’est toi qui me l’envoies. Je reconnais là ton immense bonté: tu veux que je me plaise, m’assure et me rassérène à la vue de celle que je t’ai donnée. Tu présentes à mes yeux son sourire maintenant désarmé, sa grâce désormais innocente, sa beauté dont j’ai arraché l’aiguillon. Pour me flatter, mon Dieu, tu me la montres telle que je l’ai ornée et purifiée à ton intention, comme un ami rappelle en souriant à son ami le présent agréable qu’il en a reçu. C’est pourquoi je vois cette femme avec plaisir, assuré que sa vision vient de toi. Tu veux bien ne pas oublier que je te l’ai donnée, mon Jésus. Garde-la puisqu’elle te plaît et ne souffre pas surtout que ses charmes brillent pour d’autres que pour toi.
Pendant toute la nuit il ne put dormir et il vit Thaïs plus distinctement qu’il ne l’avait vue dans la grotte des Nymphes. Il se rendit témoignage, disant:
– Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour la gloire de Dieu.
Pourtant, à sa grande surprise, il ne goûtait pas la paix du cœur. Il soupirait:
– Pourquoi es-tu triste, mon âme, et pourquoi me troubles-tu?
Et son âme demeurait inquiète. Il resta trente jours dans cet état de tristesse qui présage au solitaire de redoutables épreuves. L’image de Thaïs ne le quittait ni le jour ni la nuit. Il ne la chassait point parce qu’il pensait encore qu’elle venait de Dieu et que c’était l’image d’une sainte. Mais, un matin, elle le visita en rêve, les cheveux ceints de violettes, et si redoutable dans sa douceur, qu’il en cria d’épouvante et se réveilla couvert d’une sueur glacée. Les yeux encore cillés par le sommeil, il sentit un souffle humide et chaud lui passer sur le visage: un petit chacal, les deux pattes posées au chevet du lit, lui soufflait au nez son haleine puante et riait du fond de sa gorge.
Paphnuce en éprouva un immense étonnement et il lui sembla qu’une tour s’abîmait sous ses pieds. Et, en effet, il tombait du haut de sa confiance écroulée. Il fut quelque temps incapable de penser; puis, ayant recouvré ses esprits, sa méditation ne fit qu’accroître son inquiétude.
– De deux choses l’une, se dit-il, ou bien cette vision, comme les précédentes, vient de Dieu; elle était bonne et c’est ma perversité naturelle qui l’a gâtée, comme le vin s’aigrit dans une tasse impure. J’ai, par mon indignité, changé l’édification en scandale, ce dont le chacal diabolique a immédiatement tiré un grand avantage. Ou bien cette vision vient, non pas de Dieu, mais, au contraire, du diable, et elle était empestée. Et dans ce cas, je doute à présent si les précédentes avaient, comme je l’ai cru, une céleste origine. Je suis donc incapable d’une sorte de discernement, qui est nécessaire à l’ascète. Dans les deux cas, Dieu me marque un éloignement dont je sens l’effet sans m’en expliquer la cause.
Il raisonnait de la sorte et demandait avec angoisse:
– Dieu juste, à quelles épreuves réserves-tu tes serviteurs, si les apparitions de tes saintes sont un danger pour eux? Fais-moi connaître, par un signe intelligible, ce qui vient de toi et ce qui vient de l’Autre!
Et comme Dieu, dont les desseins sont impénétrables, ne jugea pas convenable d’éclairer son serviteur, Paphnuce, plongé dans le doute, résolut de ne plus songer à Thaïs. Mais sa résolution demeura stérile. L’absente était sur lui. Elle le regardait tandis qu’il lisait, qu’il méditait, qu’il priait ou qu’il contemplait. Son approche idéale était précédée par un bruit léger, tel que celui d’une étoffe qu’une femme froisse en marchant, et ces visions avaient une exactitude que n’offrent point les réalités, lesquelles sont par elles-mêmes mouvantes et confuses, tandis que les fantômes, qui procèdent de la solitude, en portent les profonds caractères et présentent une fixité puissante. Elle venait à lui sous diverses apparences; tantôt pensive, le front ceint de sa dernière couronne périssable, vêtue comme au banquet d’Alexandrie, d’une robe couleur de mauve, semée de fleurs d’argent; tantôt voluptueuse dans le nuage de ses voiles légers et baignée encore des ombres tièdes de la grotte des Nymphes; tantôt pieuse et rayonnant, sous la bure, d’une joie céleste; tantôt tragique, les yeux nageant dans l’horreur de la mort et montrant sa poitrine nue, parée du sang de son cœur ouvert. Ce qui l’inquiétait le plus dans ces visions, c’était que les couronnes, les tuniques, les voiles, qu’il avait brûlés de ses propres mains pussent ainsi revenir; il lui devenait évident que ces choses avaient une âme impérissable et il s’écriait:
– Voici que les âmes innombrables des péchés de Thaïs viennent à moi!
Quand il détournait la tête, il sentait Thaïs derrière lui et il n’en éprouvait que plus d’inquiétude. Ses misères étaient cruelles. Mais comme son âme et son corps restaient purs au milieu des tentations, il espérait en Dieu et lui faisait de tendres reproches.
– Mon Dieu, si je suis allé la chercher si loin parmi les gentils, c’était pour toi, non pour moi. Il ne serait pas juste que je pâtisse de ce que j’ai fait dans ton intérêt. Protège-moi, mon doux Jésus! mon Sauveur, sauve-moi! Ne permets pas que le fantôme accomplisse ce que n’a point accompli le corps. Quand j’ai triomphé de la chair, ne souffre pas que l’ombre me terrasse. Je connais que je suis exposé présentement à des dangers plus grands que ceux que je connus jamais. J’éprouve et je sais que le rêve a plus de puissance que la réalité. Et comment en pourrait-il être autrement, puisqu’il est lui-même une réalité supérieure? Il est l’âme des choses. Platon lui-même, bien qu’il ne fût qu’un idolâtre, a reconnu l’existence propre des idées. Dans ce banquet des démons où tu m’as accompagné, Seigneur, j’ai entendu des hommes, il est vrai, souillés de crimes, mais non point, certes, dénués d’intelligence, s’accorder à reconnaître que nous percevons dans la solitude, dans la méditation et dans l’extase des objets véritables; et ton Écriture, mon Dieu, atteste maintes fois la vertu des songes et la force des visions formées, soit par toi, Dieu splendide, soit par ton adversaire.