– Vous commandez de nombreuses armées et vous êtes tous deux d’illustres stratèges. Aussi serez-vous revêtus dans le ciel d’une armure d’or et l’archange Michel vous donnera le titre de Kiliarques de ses milices.

Apercevant le vieillard Palémon, il l’embrassa et dit:

– Voici le plus doux et le meilleur de mes enfants. Son âme répand un parfum aussi suave que la fleur des fèves qu’il sème chaque année.

À l’abbé Zozime il parla de la sorte:

– Tu n’as pas désespéré de la bonté divine, c’est pourquoi la paix du Seigneur est en toi. Le lis de tes vertus a fleuri sur le fumier de ta corruption.

Il tenait à tous des propos d’une infaillible sagesse. Aux anciens il disait:

– L’apôtre a vu autour du trône de Dieu vingt-quatre vieillards assis, vêtus de robes blanches et la tête couronnée.

Aux jeunes hommes:

– Soyez joyeux; laissez la tristesse aux heureux de ce monde.

C’est ainsi que, parcourant le front de son armée filiale, il semait les exhortations. Paphnuce, le voyant approcher, tomba à genoux, déchiré entre la crainte et l’espérance.

– Mon père, mon père, cria-t-il dans son angoisse, mon père! viens à mon secours, car je péris. J’ai donné à Dieu l’âme de Thaïs, j’ai habité le faîte d’une colonne et la chambre d’un sépulcre. Mon front, sans cesse prosterné, est devenu calleux comme le genou d’un chameau. Et pourtant Dieu s’est retiré de moi. Bénis-moi, mon père, et je serai sauvé; secoue l’hysope et je serai lavé et je brillerai comme la neige.

Antoine ne répondait point. Il promenait sur ceux d’Antinoé ce regard dont nul ne pouvait soutenir l’éclat. Ayant arrêté sa vue sur Paul, qu’on nommait le Simple, il le considéra longtemps puis il lui fit signe d’approcher. Comme ils s’étonnaient tous que le saint s’adressât à un homme privé de sens, Antoine dit:

– Dieu a accordé à celui-ci plus de grâces qu’à aucun de vous. Lève les yeux, mon fils Paul, et dis ce que tu vois dans le ciel.

Paul le Simple leva les yeux; son visage resplendit et sa langue se délia.

– Je vois dans le ciel, dit-il, un lit orné de tentures de pourpre et d’or. Autour, trois vierges font une garde vigilante afin qu’aucune âme n’en approche, sinon l’élue à qui le lit est destiné.

Croyant que ce lit était le symbole de sa glorification, Paphnuce rendait déjà grâces à Dieu. Mais Antoine lui fit signe de se taire et d’écouter le Simple qui murmurait dans l’extase:

– Les trois vierges me parlent; elles me disent: «Une sainte est près de quitter la terre; Thaïs d’Alexandrie va mourir. Et nous avons dressé le lit de sa gloire, car nous sommes ses vertus: la Foi, la Crainte et i’Amour.»

Antoine demanda:

– Doux enfant, que vois-tu encore?

Paul promena vainement ses regards du zénith au nadir, du couchant au levant, quand tout à coup ses yeux rencontrèrent l’abbé d’Antinoé. Une sainte épouvante pâlit son visage, et ses prunelles reflétèrent des flammes invisibles.

– Je vois, murmura-t-il, trois démons qui, pleins de joie, s’apprêtent à saisir cet homme. Ils sont à la semblance d’une tour, d’une femme et d’un mage. Tous trois portent leur nom marqué au fer rouge; le premier sur le front, le second sur le ventre, le troisième sur la poitrine, et ces noms sont: Orgueil, Luxure et Doute. J’ai vu.

Ayant ainsi parlé, Paul, les yeux hagards, la bouche pendante, rentra dans sa simplicité.

Et comme les moines d’Antinoé regardaient Antoine avec inquiétude, le saint prononça ces seuls mots:

– Dieu a fait connaître son jugement équitable. Nous devons l’adorer et nous taire.

Il passa. Il allait bénissant. Le soleil, descendu à l’horizon, l’enveloppait d’une gloire, et son ombre, démesurément grandie par une faveur du ciel, se déroulait derrière lui comme un tapis sans fin, en signe du long souvenir que ce grand saint devait laisser parmi les hommes.

Debout mais foudroyé, Paphnuce ne voyait, n’entendait plus rien. Cette parole unique emplissait ses oreilles: «Thaïs va mourir!» Une telle pensée ne lui était jamais venue. Vingt ans, il avait contemplé une tête de momie et voici que l’idée que la mort éteindrait les yeux de Thaïs l’étonnait désespérément. «Thaïs va mourir!» Parole incompréhensible! «Thaïs va mourir!» En ces trois mots, quel sens terrible et nouveau! «Thaïs va mourir!» Alors pourquoi le soleil, les fleurs, les ruisseaux et toute la création? «Thaïs va mourir!» À quoi bon l’univers? Soudain il bondit. «La revoir, la voir encore!» Il se mit à courir. Il ne savait où il était, ni où il allait, mais l’instinct le conduisait avec une entière certitude; il marchait droit au Nil. Un essaim de voiles couvrait les hautes eaux du fleuve. Il sauta dans une embarcation montée par des Nubiens et là, couché à l’avant, les yeux dévorant l’espace, il cria, de douleur et de rage:

– Fou, fou que j’étais de n’avoir pas possédé Thaïs quand il en était temps encore! Fou d’avoir cru qu’il y avait au monde autre chose qu’elle! Ô démence! J’ai songé à Dieu, au salut de mon âme, à la vie éternelle, comme si tout cela comptait pour quelque chose quand on a vu Thaïs. Comment n’ai-je pas senti que l’éternité bienheureuse était dans un seul des baisers de cette femme, que sans elle la vie n’a pas de sens et n’est qu’un mauvais rêve? Ô stupide! tu l’as vue et tu as désiré les biens de l’autre monde. Ô lâche! tu l’as vue et tu as craint Dieu. Dieu! le Ciel! qu’est-ce que cela? et qu’ont-ils à l’offrir qui vaille la moindre parcelle de ce qu’elle t’eût donné? Ô lamentable insensé, qui cherchais la bonté divine ailleurs que sur les lèvres de Thaïs: Quelle main était sur tes yeux? Maudit soit Celui qui t’aveuglait alors! Tu pouvais acheter au prix de la damnation un moment de son amour et tu ne l’as pas fait! Elle t’ouvrait ses bras, pétris de la chair et du parfum des fleurs, et tu ne t’es pas abîmé dans les enchantements indicibles de son sein dévoilé! Tu as écouté la voix jalouse qui te disait: «Abstiens-toi.» Dupe, dupe, triste dupe! Ô regrets! Ô remords! Ô désespoir! N’avoir pas la joie d’emporter en enfer la mémoire de l’heure inoubliable et de crier à Dieu: «Brûle ma chair, dessèche tout le sang de mes veines, fais éclater mes os, tu ne m’ôteras pas le souvenir qui me parfume et me rafraîchit par les siècles des siècles!… Thaïs va mourir! Dieu ridicule, si tu savais comme je me moque de ton enfer! Thaïs va mourir et elle ne sera jamais à moi, jamais, jamais!»

Et tandis que la barque suivait le courant rapide, il restait des journées entières couché sur le ventre, répétant:

– Jamais! jamais! jamais!

Puis, à l’idée qu’elle s’était donnée et que ce n’était pas à lui, qu’elle avait répandu sur le monde des flots d’amour et qu’il n’y avait pas trempé ses lèvres, il se dressait debout, farouche, et hurlait de douleur. Il se déchirait la poitrine avec ses ongles et mordait la chair de ses bras. Il songeait:

– Si je pouvais tuer tous ceux qu’elle a aimés.

L’idée de ces meurtres l’emplissait d’une fureur délicieuse. Il méditait d’égorger Nicias lentement, à loisir, en le regardant jusqu’au fond des yeux. Puis sa fureur tombait tout à coup. Il pleurait, il sanglotait. Il devenait faible et doux. Une tendresse inconnue amollissait son âme. Il lui prenait envie de se jeter au cou du compagnon de son enfance et de lui dire: «Nicias, je t’aime, puisque tu l’as aimée. Parle-moi d’elle! Dis-moi ce qu’elle te disait». Et sans cesse le fer de cette parole lui perçait le cœur: «Thaïs va mourir!»

– Clartés du jour! ombres argentées de la nuit, astre, cieux, arbres aux cimes tremblantes, bêtes sauvages, animaux familiers, âmes anxieuses des hommes, n’entendez-vous pas: «Thaïs va mourir!» Lumières, souffles et parfums, disparaissez. Effacez-vous, formes et pensées de l’univers! «Thaïs va mourir!…» Elle était la beauté du monde et tout ce qui l’approchait, s’ornait des reflets de sa grâce. Ce vieillard et ces sages assis près d’elle, au banquet d’Alexandrie, qu’ils étaient aimables! que leur parole était harmonieuse! L’essaim des riantes apparences voltigeait sur leurs lèvres et la volupté parfumait toutes leurs pensées. Et parce que le souffle de Thaïs était sur eux tout ce qu’ils disaient était amour, beauté, vérité. L’impiété charmante prêtait sa grâce à leurs discours. Ils exprimaient aisément la splendeur humaine. Hélas! et tout cela n’est plus qu’un songe. Thaïs va mourir! Oh: comme naturellement je mourrai de sa mort! Mais peux-tu seulement mourir, embryon desséché, fœtus macéré dans le fiel et les pleurs arides? Avorton misérable, penses-tu goûter la mort, toi qui n’as pas connu la vie? Pourvu que Dieu existe et qu’il me damne! Je l’espère, je le veux. Dieu que je hais, entends-moi. Plonge-moi dans la damnation. Pour t’y obliger je te crache à la face. Il faut bien que je trouve un enfer éternel, afin d’y exhaler l’éternité de rage qui est en moi.

Dès l’aube, Albine reçut l’abbé d’Antinoé au seuil des cellules.

– Tu es le bien venu dans nos tabernacles de paix, vénérable père, car sans doute tu viens bénir la sainte que tu nous avais donnée. Tu sais que Dieu, dans sa clémence, l’appelle à lui; et comment ne saurais-tu pas une nouvelle que les anges ont portée de désert en désert? Il est vrai. Thaïs touche à sa fin bienheureuse. Ses travaux sont accomplis, et je dois t’instruire en peu de mots de la conduite qu’elle a tenue parmi nous. Après ton départ, comme elle était enfermée dans la cellule marquée de ton sceau, je lui envoyai avec sa nourriture une flûte semblable à celles dont jouent aux festins les filles de sa profession. Ce que je faisais était pour qu’elle ne tombât pas dans la mélancolie et pour qu’elle n’eût pas moins de grâce et de talent devant Dieu qu’elle n’en avait montré au regard des hommes. Je n’avais pas agi sans prudence; car Thaïs célébrait tout le jour sur la flûte les louanges du Seigneur et les vierges qu’attiraient les sons de cette flûte invisible disaient: «Nous entendons le rossignol des bocages célestes, le cygne mourant de Jésus crucifié.» C’est ainsi que Thaïs accomplissait sa pénitence, quand, après soixante jours, la porte que tu avais scellée s’ouvrit d’elle-même et le sceau d’argile se rompit sans qu’aucune main humaine l’eût touché. À ce signe je reconnus que l’épreuve que tu avais imposée devait cesser et que Dieu pardonnait les péchés de la joueuse de flûte. Dès lors, elle partagea la vie de mes filles, travaillant et priant avec elles. Elle les édifiait par la modestie de ses gestes et de ses paroles et elle semblait parmi elles la statue de la pudeur. Parfois elle était triste; mais ces nuages passaient. Quand je vis qu’elle était attachée à Dieu par la foi, l’espérance et l’amour, je ne craignis pas d’employer son art et même sa beauté à l’édification de ses sœurs. Je l’invitais à représenter devant nous les actions des femmes fortes et des vierges sages de Écriture Elle imitait Esther, Débora, Judith, Marie, sœur de Lazare, et Marie, mère de Jésus. Je sais, vénérable père, que ton austérité s’alarme à l’idée de ces spectacles. Mais tu aurais été touché toi-même, si tu l’avais vue, dans ces pieuses scènes, répandre des pleurs véritables et tendre au ciel ses bras comme des palmes. Je gouverne depuis longtemps des femmes et j’ai pour règle de ne point contrarier leur nature. Toutes les graines ne donnent pas les mêmes fleurs. Toutes les âmes ne se sanctifient pas de la même manière. Il faut considérer aussi que Thaïs s’est donnée à Dieu quand elle était belle encore, et un tel sacrifice, s’il n’est point unique, est du moins très rare… Cette beauté, son vêtement naturel, ne l’a pas encore quittée après trois mois de la fièvre dont elle meurt. Comme, pendant sa maladie, elle demande sans cesse à voir le ciel, je la fais porter chaque matin dans la cour, près du puits, sous l’antique figuier, à l’ombre duquel les abbesses de ce couvent ont coutume de tenir leurs assemblées; tu l’y trouveras, père vénérable; mais hâte-toi, car Dieu l’appelle et ce soir un suaire couvrira ce visage que Dieu fit pour le scandale et pour l’édification du monde.