La nuit venue, de toutes parts s’allumaient des feux, des torches, des lanternes, et ce n’étaient plus qu’ombres rouges et formes noires. Debout au milieu d’un cercle d’auditeurs accroupis, un vieillard, le visage éclairé par un lampion fumeux, contait comme jadis Bitiou enchanta son cœur, se l’arracha de la poitrine, le mit dans un acacia et puis se changea lui-même en arbre. Il faisait de grands gestes, que son ombre répétait avec des déformations risibles, et l’auditoire émerveillé poussait des cris d’admiration. Dans les cabarets, les buveurs, couchés sur des divans, demandaient de la bière et du vin. Des danseuses, les yeux peints et le ventre nu, représentaient devant eux des scènes religieuses et lascives. À l’écart, des jeunes hommes jouaient aux dés ou à la mourre et des vieillards suivaient dans l’ombre les prostituées. Seule, au-dessus de ces formes agitées, s’élevait l’immuable colonne; la tête aux cornes de vache regardait dans l’ombre et au-dessus d’elle Paphnuce veillait, entre le ciel et la terre. Tout à coup la lune se lève sur le Nil, semblable à l’épaule nue d’une déesse. Les collines ruissellent de lumière et d’azur, et Paphnuce croit voir la chair de Thaïs étinceler dans les lueurs des eaux, parmi les saphirs de la nuit.

Les jours s’écoulaient et le saint demeurait sur son pilier. Quand vint la saison des pluies, l’eau du ciel, passant à travers les fentes de la toiture, inonda son corps; ses membres engourdis devinrent incapables de mouvement. Brûlée par le soleil, rougie par la rosée, sa peau se fendait; de larges ulcères dévoraient ses bras et ses jambes. Mais le désir de Thaïs le consumait intérieurement et il criait:

– Ce n’est pas assez, Dieu puissant! Encore des tentations! Encore des pensées immondes! Encore de monstrueux désirs! Seigneur, fais passer en moi toute la luxure des hommes, afin que je l’expie toute! S’il est faux que la chienne de Sparte ait pris sur elle les péchés du monde, comme je l’ai entendu dire à certain forgeron d’impostures, cette fable contient pourtant un sens caché dont je reconnais aujourd’hui l’exactitude. Car il est vrai que les immondices des peuples entrent dans l’âme des saints pour s’y perdre comme dans un puits. Aussi les âmes des justes sont-elles souillées de plus de fange que n’en contint jamais l’âme d’un pécheur. Et c’est pourquoi je te glorifie, mon Dieu, d’avoir fait de moi l’égout de l’univers.

Mais voici qu’une grande rumeur s’éleva un jour dans la ville sainte et monta jusqu’aux oreilles de l’ascète: un très grand personnage, un homme des plus illustres, le préfet de la flotte d’Alexandrie, Lucius Aurélius Cotta va venir, il vient, il approche!

La nouvelle était vraie. Le vieux Cotta, parti pour inspecter les canaux et la navigation du Nil, avait témoigné à plusieurs reprises le désir de voir le stylite et la nouvelle ville, à laquelle on donnait le nom de Stylopolis. Un matin les Stylopolitains virent le fleuve tout couvert de voiles. À bord d’une galère dorée et tendue de pourpre, Cotta apparut suivi de sa flottille. Il mit pied à terre et s’avança accompagné d’un secrétaire, qui portait ses tablettes, et d’Aristée, son médecin, avec qui il aimait à converser.

Une suite nombreuse marchait derrière lui et la berge se remplissait de laticlaves et de costumes militaires. À quelques pas de la colonne, il s’arrêta et se mit à examiner le stylite en s’épongeant le front avec un pan de sa toge. D’un esprit naturellement curieux, il avait beaucoup observé dans ses longs voyages. Il aimait à se souvenir et méditait d’écrire, après l’histoire punique, un livre des choses singulières qu’il avait vues. Il semblait s’intéresser beaucoup au spectacle qui s’offrait à lui.

– Voilà qui est étrange! disait-il tout suant et soufflant. Et, circonstance digne d’être rapportée, cet homme est mon hôte. Oui, ce moine vint souper chez moi l’an passé; après quoi il enleva une comédienne.

Et se tournant vers son secrétaire:

– Note cela, enfant, sur mes tablettes; ainsi que les dimensions de la colonne, sans oublier la forme du chapiteau.

Puis, s’épongeant le front de nouveau:

– Des personnes dignes de foi m’ont assuré, que depuis un an qu’il est monté sur cette colonne, notre moine ne l’a pas quittée un moment. Aristée, cela est-il possible?

– Cela est possible à un fou et à un malade, répondit Aristée, et ce serait impossible à un homme sain de corps et d’esprit. Ne sais-tu pas, Lucius, que parfois les maladies de l’âme et du corps communiquent à ceux qui en sont affligés des pouvoirs que ne possèdent pas les hommes bien portants. Et, à vrai dire, il n’y a réellement ni bonne ni mauvaise santé. Il y a seulement des états différents des organes. À force d’étudier ce qu’on nomme les maladies, j’en suis arrivé à les considérer comme les formes nécessaires de la vie. Je prends plus de plaisir à les étudier qu’à les combattre. Il y en a qu’on ne peut observer sans admiration et qui cachent, sons un désordre apparent, des harmonies profondes, et c’est certes une belle chose qu’une fièvre quarte! Parfois certaines affections du corps déterminent une exaltation subite des facultés de l’esprit. Tu connais Créon. Enfant, il était bègue et stupide. Mais s’étant fendu le crâne en tombant du haut d’un escalier, il devint l’habile avocat que tu sais. Il faut que ce moine soit atteint dans quelque organe caché. D’ailleurs, son genre d’existence n’est pas aussi singulier qu’il te semble, Lucius. Rappelle-toi les gymnosophistes de l’Inde, qui peuvent garder une entière immobilité, non point seulement le long d’une année, mais durant vingt, trente et quarante ans.

– Par Jupiter! s’écria Cotta, voilà une grande aberration! Car l’homme est né pour agir et l’inertie est un crime impardonnable, puisqu’il est commis au préjudice de État Je ne sais trop à quelle croyance rapporter une pratique si funeste. Il est vraisemblable qu’on doit la rattacher à certains cultes asiatiques. Du temps que j’étais gouverneur de Syrie, j’ai vu des phallus érigés sur les propylées de la ville d’Héra. Un homme y monte deux fois l’an et y demeure pendant sept jours. Le peuple est persuadé que cet homme, conversant avec les dieux, obtient de leur providence la prospérité de la Syrie. Cette coutume me parut dénuée de raison; toutefois, je ne fis rien pour la détruire. Car j’estime qu’un bon administrateur doit, non point abolir les usages des peuples, mais au contraire en assurer l’observation. Il n’appartient pas au gouvernement d’imposer des croyances; son devoir est de donner satisfaction à celles qui existent et qui, bonnes ou mauvaises, ont été déterminées par le génie des temps, des lieux et des races. S’il entreprend de les combattre, il se montre révolutionnaire par l’esprit, tyrannique dans ses actes, et il est justement détesté. D’ailleurs, comment s’élever au-dessus des superstitions au vulgaire, sinon en les comprenant et en les tolérant? Aristée, je suis d’avis qu’on laisse ce néphélococcygien en paix dans les airs, exposé seulement aux offenses des oiseaux. Ce n’est point en le violentant que je prendrai avantage sur lui, mais bien en me rendant compte de ses pensées et de ses croyances.

Il souffla, toussa, posa la main sur l’épaule de son secrétaire:

– Enfant, note que dans certaines sectes chrétiennes, il est recommandable d’enlever des courtisanes et de vivre sur des colonnes. Tu peux ajouter que ces usages supposent le culte des divinités génésiques. Mais, à cet égard, nous devons l’interroger lui-même.

Puis, levant la tête et portant sa main sur ses yeux pour n’être point aveuglé par le soleil, il enfla sa voix:

– Holà! Paphnuce. S’il te souvient que tu fus mon hôte, réponds-moi. Que fais-tu là-haut? Pourquoi y es-tu monté et pourquoi y demeures-tu? Cette colonne a-t-elle dans ton esprit une signification phallique?

Paphnuce, considérant que Cotta était idolâtre, ne daigna pas lui faire de réponse. Mais Flavien, son disciple, s’approcha et dit:

– Illustrissime Seigneur, ce saint homme prend les péchés du monde et guérit les maladies.

– Par Jupiter! tu l’entends, Aristée, s’écria Cotta. Le néphélococcygien exerce, comme toi, la médecine! Que dis-tu d’un confrère si élevé?

Aristée secoua la tête:

– Il est possible qu’il guérisse mieux que je ne fais moi-même certaines maladies, telles, par exemple, que l’épilepsie, nommée vulgairement mal divin, bien que toutes les maladies soient également divines, car elles viennent toutes des dieux. Mais la cause de ce mal est en partie dans l’imagination et tu reconnaîtras, Lucius, que ce moine ainsi juché sur cette tête de déesse frappe l’imagination des malades plus fortement que je ne saurais le faire, courbé dans mon officine sur mes mortiers et sur mes fioles. Il y a des forces, Lucius, infiniment plus puissantes que la raison et que la science.

– Lesquelles? demanda Cotta.

– L’ignorance et la folie, répondit Aristée.

– J’ai rarement vu quelque chose de plus curieux que ce que je vois en ce moment, reprit Cotta, et je souhaite qu’un jour un écrivain habile raconte la fondation de Stylopolis. Mais les spectacles les plus rares ne doivent pas retenir plus longtemps qu’il ne convient un homme grave et laborieux. Allons inspecter les canaux. Adieu, bon Paphnuce! ou plutôt, au revoir! Si jamais, redescendu sur la terre, tu retournes à Alexandrie, ne manque pas, je t’en prie, de venir souper chez moi.

Ces paroles, entendues par les assistants, passèrent de bouche en bouche et, publiées par les fidèles, ajoutèrent une incomparable splendeur à la gloire de Paphnuce. De pieuses imaginations les ornèrent et les transformèrent, et l’on contait que le saint, du haut de sa stèle, avait converti le préfet de la flotte à la foi des apôtres et des pères de Nicée. Les croyants donnaient aux dernières paroles de Lucius Aurélius Cotta un sens figuré; dans leur bouche le souper auquel ce personnage avait convié l’ascète devenait une sainte communion, des agapes spirituelles, un banquet céleste. On enrichissait le récit de cette rencontre de circonstances merveilleuses, auxquelles ceux qui les imaginaient ajoutaient foi les premiers. On disait qu’au moment où Cotta, après une longue dispute, avait confessé la vérité un ange était venu du ciel essuyer la sueur de son front. On ajoutait que le médecin et le secrétaire du préfet de la flotte l’avaient suivi dans sa conversion. Et, le miracle étant notoire, les diacres des principales églises de Lybie en rédigèrent les actes authentiques. On peut dire sans exagération que, dès lors, le monde entier fut saisi du désir de voir Paphnuce, et qu’en Occident comme en Orient, tous les chrétiens tournaient vers lui leurs regards éblouis. Les plus illustres cités d’Italie lui envoyèrent des ambassadeurs, et le césar de Rome, le divin Constant, qui soutenait l’orthodoxie chrétienne, lui écrivit une lettre que des légats lui remirent avec un grand cérémonial. Or, une nuit, tandis que la ville éclose à ses pieds dormait dans la rosée, il entendit une voix qui disait: