– Comme nous traversions le désert, dit l’un d’eux, nous avons entendu des cris dans ce tombeau et, étant entrés, nous t’avons vu gisant inerte sur la dalle. Sans doute des démons t’avaient terrassé et ils se sont enfuis à notre approche.

Paphnuce, soulevant la tête, demanda d’une voix faible:

– Mes frères, qui êtes-vous? Et pourquoi tenez-vous des palmes dans vos mains? N’est-ce point en vue de ma sépulture?

Il lui fut répondu:

– Frère, ne sais-tu pas que notre père Antoine, âgé de cent cinq ans, et averti de sa fin prochaine, descend du mont Colzin où il s’était retiré et vient bénir les innombrables enfants de son âme. Nous nous rendons avec des palmes au-devant de notre père spirituel. Mais toi, frère, comment ignores-tu un si grand événement? Est-il possible qu’un ange ne soit pas venu t’en avertir dans ce tombeau.

– Hélas! répondit Paphnuce, je ne mérite pas une telle grâce, et les seuls hôtes de cette demeure sont des démons et des vampires. Priez pour moi! Je suis Paphnuce, abbé d’Antinoé, le plus misérable des serviteurs de Dieu.

Au nom de Paphnuce, tous, agitant leurs palmes, murmuraient des louanges. Celui qui avait déjà pris la parole s’écria avec admiration:

– Se peut-il que tu sois ce saint Paphnuce, célèbre par de tels travaux qu’on doute s’il n’égalera pas un jour le grand Antoine lui-même. Très vénérable, c’est toi qui as converti à Dieu la courtisane Thaïs et qui, élevé sur une haute colonne, as été ravi par les Séraphins. Ceux qui veillaient la nuit, au pied de la stèle, virent ta bienheureuse assomption. Les ailes des anges t’entouraient d’une blanche nuée, et ta droite étendue bénissait les demeures des hommes. Le lendemain, quand le peuple ne te vit plus, un long gémissement monta vers la stèle découronnée. Mais Flavien, ton disciple, publia le miracle et prit à ta place le gouvernement des moines. Seul un homme simple, du nom de Paul, voulut contredire le sentiment unanime. Il assurait qu’il t’avait vu en rêve emporté par des diables; la foule voulait le lapider et c’est merveille qu’il ait pu échapper à la mort. Je suis Zozime, abbé de ces solitaires que tu vois prosternés à tes pieds. Comme eux, je m’agenouille devant toi, afin que tu bénisses le père avec les enfants. Puis, tu nous conteras les merveilles que Dieu a daigné accomplir par ton entremise.

– Loin de m’avoir favorisé comme tu crois, répondit Paphnuce, le Seigneur m’a éprouvé par d’effroyables tentations. Je n’ai point été ravi par les anges. Mais une muraille d’ombre s’est élevée à mes yeux et elle a marché devant moi. J’ai vécu dans un songe. Hors de Dieu tout est rêve. Quand je fis le voyage d’Alexandrie, j’entendis en peu d’heures beaucoup de discours, et je connus que l’armée de l’erreur était innombrable. Elle me poursuit et je suis environné d’épées.

Zozime répondit:

– Vénérable père, il faut considérer que les saints et spécialement les saints solitaires subissent de terribles épreuves. Si tu n’as pas été porté au ciel dans les bras des séraphins, il est certain que le Seigneur a accordé cette grâce à ton image, puisque Flavien, les moines et le peuple ont été témoins de ton ravissement.

Cependant Paphnuce résolut d’aller recevoir la bénédiction d’Antoine.

– Frère Zozime, dit-il, donne-moi une de ces palmes et allons au-devant de notre père.

– Allons! répliqua Zozime; l’ordre militaire convient aux moines qui sont les soldats par excellence. Toi et moi, étant abbés, nous marcherons devant. Et ceux-ci nous suivront en chantant des psaumes.

Ils se mirent en marche et Paphnuce disait:

– Dieu est l’unité, car il est la vérité qui est une. Le monde est divers parce qu’il est l’erreur. Il faut se détourner de tous les spectacles de la nature, même des plus innocents en apparence. Leur diversité qui les rend agréables est le signe qu’ils sont mauvais. C’est pourquoi je ne puis voir un bouquet de papyrus sur les eaux dormantes sans que mon âme se voile de mélancolie. Tout ce que perçoivent les sens est détestable. Le moindre grain de sable apporte un danger. Chaque chose nous tente. La femme n’est que le composé de toutes les tentations éparses dans l’air léger, sur la terre fleurie, dans les eaux claires. Heureux celui dont l’âme est un vase scellé! Heureux qui sut se rendre muet, aveugle et sourd et qui ne comprend rien du monde afin de comprendre Dieu!

Zozime, ayant médité ces paroles, y répondit de la sorte:

– Père vénérable, il convient que je t’avoue mes péchés, puisque tu m’as montré ton âme. Ainsi nous nous confesserons l’un à l’autre, selon l’usage apostolique. Avant que d’être moine, j’ai mené dans le siècle une vie abominable. À Madaura, ville célèbre par ses courtisanes, je recherchais toutes sortes d’amours. Chaque nuit, je soupais en compagnie de jeunes débauchés et de joueuses de flûte, et je ramenais chez moi celle qui m’avait plu davantage. Un saint tel que toi n’imaginerait jamais jusqu’où m’emportait la fureur de mes désirs. Il me suffira de te dire qu’elle n’épargnait ni les matrones ni les religieuses et se répandait en adultères et en sacrilèges. J’excitais par le vin l’ardeur de mes sens, et l’on me citait avec raison pour le plus grand buveur de Madaura. Pourtant j’étais chrétien et je gardais, dans mes égarements, ma foi en Jésus crucifié. Ayant dévoré mes biens en débauches, je ressentais déjà les premières atteintes de la pauvreté, quand je vis le plus robuste de mes compagnons de plaisir dépérir rapidement aux atteintes d’un mal terrible. Ses genoux ne le soutenaient plus; ses mains inquiètes refusaient de le servir; ses yeux obscurcis se fermaient. Il ne tirait plus de sa gorge que d’affreux mugissements. Son esprit, plus pesant que son corps, sommeillait. Car pour le châtier d’avoir vécu comme les bêtes, Dieu l’avait changé en bête. La perte de mes biens m’avait déjà inspiré des réflexions salutaires; mais l’exemple de mon ami fut plus précieux encore; il fit une telle impression sur mon cœur que je quittai le monde et me retirai dans le désert. J’y goûte depuis vingt ans une paix que rien n’a troublée. J’exerce avec mes moines les professions de tisserand, d’architecte, de charpentier et même de scribe, quoique, à vrai dire, j’aie peu de goût pour l’écriture, ayant toujours à la pensée préféré l’action. Mes jours sont pleins de joie et mes nuits sont sans rêves, et j’estime que la grâce du Seigneur est en moi parce qu’au milieu des péchés les plus horribles j’ai toujours gardé l’espérance.

En entendant ces paroles, Paphnuce leva les yeux au ciel et murmura:

– Seigneur, cet homme souillé de tant de crimes, cet adultère, ce sacrilège, tu le regardes avec douceur, et tu te détournes de moi, qui ai toujours observé tes commandements! Que ta justice est obscure, ô mon Dieu! et que tes voies sont impénétrables!

Zozime étendit les bras:

– Regarde, père vénérable: on dirait des deux côtés de l’horizon, des files noires de fourmis émigrantes. Ce sont nos frères qui vont, comme nous, au-devant d’Antoine.

Quand ils parvinrent au lieu du rendez-vous ils découvrirent un spectacle magnifique. L’armée des religieux s’étendait sur trois rangs en un demi-cercle immense. Au premier rang se tenaient les anciens du désert, la crosse à la main, et leurs barbes pendaient jusqu’à terre. Les moines, gouvernés par les abbés Ephrem et Sérapion, ainsi que tous les cénobites du Nil, formaient la seconde ligne. Derrière eux apparaissaient les ascètes venus des rochers lointains. Les uns portaient sur leurs corps noircis et desséchés d’informes lambeaux, d’autres n’avaient pour vêtements que des roseaux liés en botte avec des viornes. Plusieurs étaient nus, mais Dieu les avait couverts d’un poil épais comme la toison des brebis. Ils tenaient tous à la main une palme verte; l’on eût dit un arc-en-ciel d’émeraude et ils étaient comparables aux chœurs des élus, aux murailles vivantes de la cité de Dieu.

Il régnait dans l’assemblée un ordre si parfait que Paphnuce trouva sans peine les moines de son obéissance. Il se plaça près d’eux, après avoir pris soin de cacher son visage sous sa cuculle, pour demeurer inconnu et ne point troubler leur pieuse attente. Tout à coup s’éleva une immense clameur:

– Le saint! criait-on de toutes parts. Le saint! voilà le grand saint! voilà celui contre lequel l’enfer n’a point prévalu, le bien-aimé de Dieu! Notre père Antoine!

Puis un grand silence se fit et tous les fronts se prosternèrent dans le sable.

Du faîte d’une colline, dans l’immensité déserte, Antoine s’avançait soutenu par ses disciplines bien-aimés, Macaire et Amathas. Il marchait à pas lents, mais sa taille était droite encore et l’on sentait en lui les restes d’une force surhumaine. Sa barbe blanche s’étalait sur sa large poitrine, son crâne poli jetait des rayons de lumière comme le front de Moïse. Ses yeux avaient le regard de l’aigle; le sourire de l’enfant brillait sur ses joues rondes. Il leva, pour bénir son peuple, ses bras fatigués par un siècle de travaux inouïs, et sa voix jeta ses derniers éclats dans cette parole d’amour:

– Que tes pavillons sont beaux, ô Jacob! Que tes tentes sont aimables, ô Israël!

Aussitôt, d’un bout à l’autre de la muraille animée, retentit comme un grondement harmonieux de tonnerre le psaume: Heureux l’homme qui craint le Seigneur .

Cependant, accompagné de Macaire et d’Amathas, Antoine parcourait les rangs des anciens, des anachorètes et des cénobites. Ce voyant, qui avait vu le ciel et l’enfer, ce solitaire qui, du creux d’un rocher, avait gouverné Église chrétienne, ce saint qui avait soutenu la foi des martyrs aux jours de l’épreuve suprême, ce docteur dont l’éloquence avait foudroyé l’hérésie, parlait tendrement à chacun de ses fils et leur faisait des adieux familiers, à la veille de sa mort bienheureuse, que Dieu, qui l’aimait, lui avait enfin promise. Il disait aux abbés Ephrem et Sérapion: