Le jardinier, croyant déjà le petit Éros sauvé, lui souriait comme à un enfant, quand Paphnuce, arrachant le dieu des bras qui le tenaient, le lança dans les flammes en s’écriant:

– Il suffit que Nicias l’ait touché pour qu’il répande tous les poisons.

Puis, saisissant lui-même à pleines mains les robes étincelantes, les manteaux de pourpre, les sandales d’or, les peignes, les strigiles, les miroirs, les lampes, les théorbes et les lyres, il les jetait dans ce brasier plus somptueux que le bûcher de Sardanapale, pendant que, ivres de la joie de détruire, les esclaves dansaient en poussant des hurlements sous une pluie de cendres et d’étincelles.

Un à un, les voisins, réveillés par le bruit, ouvraient leurs fenêtres et cherchaient, en se frottant les yeux, d’où venait tant de fumée. Puis ils descendaient à demi vêtus sur la place et s’approchaient du bûcher:

– Qu’est cela? pensaient-ils.

Il y avait parmi eux des marchands auxquels Thaïs avait coutume d’acheter des parfums ou des étoffes, et ceux-là, tout inquiets, allongeant leur tête jaune et sèche, cherchaient à comprendre. Des jeunes débauchés qui, revenant de souper, passaient par là, précédés de leurs esclaves, s’arrêtaient, le front couronné de fleurs, la tunique flottante, et poussaient de grands cris. Cette foule de curieux, sans cesse accrue, sut bientôt que Thaïs, sous l’inspiration de l’abbé d’Antinoé, brûlait ses richesses avant de se retirer dans un monastère.

Les marchands songeaient:

– Thaïs quitte cette ville; nous ne lui vendrons plus rien; c’est une chose affreuse à penser. Que deviendrons-nous sans elle? Ce moine lui a fait perdre la raison. Il nous ruine. Pourquoi le laisse-t-on faire? À quoi servent les lois? Il n’y a donc plus de magistrats à Alexandrie? Cette Thaïs n’a souci ni de nous ni de nos femmes ni de nos pauvres enfants. Sa conduite est un scandale public. Il faut la contraindre à rester malgré elle dans cette ville.

Les jeunes gens songeaient de leur côté:

– Si Thaïs renonce aux jeux et à l’amour, c’en est fait de nos plus chers amusements. Elle était la gloire délicieuse, le doux honneur du théâtre. Elle faisait la joie de ceux mêmes qui ne la possédaient pas. Les femmes qu’on aimait, on les aimait en elle; il ne se donnait pas de baisers dont elle fût tout à fait absente, car elle était la volupté des voluptés, et la seule pensée qu’elle respirait parmi nous nous excitait au plaisir.

Ainsi pensaient les jeunes hommes, et l’un d’eux, nommé Cérons, qui l’avait tenue dans ses bras, criait au rapt et blasphémait le dieu Christ. Dans tous les groupes, la conduite de Thaïs était sévèrement jugée:

– C’est une fuite honteuse!

– Un lâche abandon!

– Elle nous retire le pain de la bouche.

– Elle emporte la dot de nos filles.

– Il faudra bien au moins qu’elle paie les couronnes que je lui ai vendues.

– Et les soixante robes qu’elle m’a commandées.

– Elle doit à tout le monde.

– Qui représentera après elle Iphigénie, Électre et Polyxène? Le beau Polybe lui-même n’y réussira pas comme elle.

– Il sera triste de vivre quand sa porte sera close.

– Elle était la claire étoile, la douce lune du ciel alexandrin.

Les mendiants les plus célèbres de la ville, aveugles, culs-de-jatte et paralytiques, étaient maintenant rassemblés sur la place; et, se traînant dans l’ombre des riches, ils gémissaient:

– Comment vivrons-nous quand Thaïs ne sera plus là pour nous nourrir? Les miettes de sa table rassasiaient tous les jours deux cents malheureux, et ses amants, qui la quittaient satisfaits, nous jetaient en passant des poignées de pièces d’argent.

Des voleurs, répandus dans la foule, poussaient des clameurs assourdissantes et bousculaient leurs voisins afin d’augmenter le désordre et d’en profiter pour dérober quelque objet précieux.

Seul, le vieux Taddée qui vendait la laine de Milet et le lin de Tarente, et à qui Thaïs devait une grosse somme d’argent, restait calme et silencieux au milieu du tumulte. L’oreille tendue et le regard oblique, il caressait sa barbe de bouc, et semblait pensif. Enfin, s’étant approché du jeune Cérons, il le tira par la manche et lui dit tout bas:

– Toi, le préféré de Thaïs, beau seigneur, montre-toi et ne souffre pas qu’un moine te l’enlève.

– Par Pollux et sa sœur, il ne le fera pas! s’écria Cérons. Je vais parler à Thaïs et sans me flatter, je pense qu’elle m’écoutera un peu mieux que ce Lapithe barbouillé de suie. Place! Place, canaille!

Et, frappant du poing les hommes, renversant les vieilles femmes, foulant aux pieds les petits enfants, il parvint jusqu’à Thaïs et la tirant à part:

– Belle fille, lui dit-il, regarde-moi, souviens-toi, et dis si vraiment tu renonces à l’amour.

Mais Paphnuce se jetant entre Thaïs et Cérons:

– Impie, s’écria-t-il, crains de mourir si tu touches à celle-ci: elle est sacrée, elle est la part de Dieu.

– Va-t’en, cynocéphale! répliqua le jeune homme furieux; laisse-moi parler à mon amie, sinon je traînerai par la barbe ta carcasse obscène jusque dans ce feu où je te grillerai comme une andouille.

Et il étendit la main sur Thaïs. Mais repoussé par le moine avec une raideur inattendue, il chancela et alla tomber à quatre pas en arrière, au pied du bûcher dans les tisons écroulés.

Cependant le vieux Taddée allait de l’un à l’autre, tirant l’oreille aux esclaves et baisant la main aux maîtres, excitant chacun contre Paphnuce, et déjà il avait formé une petite troupe qui marchait résolument sur le moine ravisseur. Cérons se releva, le visage noirci, les cheveux brûlés, suffoqué de fumée et de rage. Il blasphéma les dieux et se jeta parmi les assaillants, derrière lesquels les mendiants rampaient en agitant leurs béquilles. Paphnuce fut bientôt enfermé dans un cercle de poings tendus, de bâtons levés et de cris de mort.

– Au gibet! le moine, au gibet!

– Non, jetez-le dans le feu. Grillez-le tout vif!

Ayant saisi sa belle proie, Paphnuce la serrait sur son cœur.

– Impies, criait-il d’une voix tonnante, n’essayez pas d’arracher la colombe à l’aigle du Seigneur. Mais plutôt imitez cette femme et, comme elle, changez votre fange en or. Renoncez, sur son exemple, aux faux biens que vous croyez posséder et qui vous possèdent. Hâtez-vous: les jours sont proches et la patience divine commence à se lasser. Repentez-vous, confessez votre honte, pleurez et priez. Marchez sur les pas de Thaïs. Détestez vos crimes qui sont aussi grands que les siens. Qui de vous, pauvres ou riches, marchands, soldats, esclaves, illustres citoyens, oserait se dire, devant Dieu, meilleur qu’une prostituée? Vous n’êtes tous que de vivantes immondices et c’est par un miracle de la bonté céleste que vous ne vous répandez pas soudain en ruisseaux de boue.

Tandis qu’il parlait, des flammes jaillissaient de ses prunelles; il semblait que des charbons ardents sortissent de ses lèvres, et ceux qui l’entouraient l’écoutaient malgré eux.

Mais le vieux Taddée ne restait point oisif. Il ramassait des pierres et des écailles d’huîtres, qu’il cachait dans un pan de sa tunique et, n’osant les jeter lui-même, il les glissait dans la main des mendiants. Bientôt les cailloux volèrent et une coquille, adroitement lancée, fendit le front de Paphnuce. Le sang, qui coulait sur cette sombre face de martyr, dégouttait, pour un nouveau baptême, sur la tête de la pénitente, et Thaïs, oppressée par l’étreinte du moine, sa chair délicate froissée contre le rude cilice, sentait courir en elle les frissons de l’horreur et de la volupté.

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À ce moment, un homme élégamment vêtu, le front couronné d’ache, s’ouvrant un chemin au milieu des furieux, s’écria:

– Arrêtez! arrêtez! Ce moine est mon frère!

C’était Nicias qui, venant de fermer les yeux au philosophe Eucrite, et qui, passant sur cette place pour regagner sa maison, avait vu sans trop de surprise (car il ne s’étonnait de rien) le bûcher fumant, Thaïs vêtue de bure et Paphnuce lapidé.

Il répétait:

– Arrêtez, vous dis-je; épargnez mon vieux condisciple; respectez la chère tête de Paphnuce.

Mais, habitué aux subtils entretiens des sages, il n’avait point l’impérieuse énergie qui soumet les esprits populaires. On ne l’écouta point. Une grêle de cailloux et d’écailles tombait sur le moine qui, couvrant Thaïs de son corps, louait le Seigneur dont la bonté lui changeait les blessures en caresses. Désespérant de se faire entendre et trop assuré de ne pouvoir sauver son ami, soit par la force, soit par la persuasion, Nicias se résignait déjà à laisser faire aux dieux, en qui il avait peu de confiance, quand il lui vint en tête d’user d’un stratagème que son mépris des hommes lui avait tout à coup suggéré. Il détacha de sa ceinture sa bourse qui se trouvait gonflée d’or et d’argent, étant celle d’un homme voluptueux et charitable; puis il courut à tous ceux qui jetaient des pierres et fit sonner les pièces à leurs oreilles. Ils n’y prirent point garde d’abord, tant leur fureur était vive; mais peu à peu leurs regards se tournèrent vers l’or qui tintait et bientôt leurs bras amollis ne menacèrent plus leur victime. Voyant qu’il avait attiré leurs yeux et leurs âmes, Nicias ouvrit la bourse et se mit à jeter dans la foule quelques pièces d’or et d’argent. Les plus avides se baissèrent pour les ramasser. Le philosophe, heureux de ce premier succès, lança adroitement çà et là les deniers et les drachmes. Au son des pièces de métal qui rebondissaient sur le pavé, la troupe des persécuteurs se rua à terre. Mendiants, esclaves et marchands se vautraient à l’envi, tandis que, groupés autour de Cérons, les patriciens regardaient ce spectacle en éclatant de rire. Cérons lui-même y perdit sa colère. Ses amis encourageaient les rivaux prosternés, choisissaient des champions et faisaient des paris, et, quand naissaient des disputes, ils excitaient ces misérables comme on fait des chiens qui se battent. Un cul-de-jatte ayant réussi à saisir un drachme, des acclamations s’élevèrent jusqu’aux nues. Les jeunes hommes se mirent eux-mêmes à jeter des pièces de monnaie, et l’on ne vit plus sur toute la place qu’une infinité de dos qui, sous une pluie d’airain, s’entrechoquaient comme les lames d’une mer démontée. Paphnuce était oublié.