La courtisane poussa un cri d’admiration:

– Albine! une fille des Césars! La petite nièce de l’empereur Carus!

– Elle-même! Albine qui, née dans la pourpre, revêtit la bure et, fille des maîtres du monde, s’éleva au rang de servante de Jésus-Christ. Elle sera ta mère.

Thaïs se leva et dit:

– Mène-moi donc à la maison d’Albine. Et Paphnuce, achevant sa victoire:

– Certes je t’y conduirai et là, je t’enfermerai dans une cellule où tu pleureras tes péchés. Car il ne convient pas que tu te mêles aux filles d’Albine avant d’être lavée de toutes tes souillures. Je scellerai ta porte, et, bienheureuse prisonnière, tu attendras dans les larmes que Jésus lui-même vienne, en signe de pardon, rompre le sceau que j’aurai mis. N’en doute pas, il viendra, Thaïs; et quel tressaillement agitera la chair de ton âme quand tu sentiras des doigts de lumière se poser sur tes yeux pour en essuyer les pleurs!

Thaïs dit pour la seconde fois:

– Mène-moi, mon père, à la maison d’Albine.

Le cœur inondé de joie, Paphnuce promena ses regards autour de lui et goûta presque sans crainte le plaisir de contempler les choses créées; ses yeux buvaient délicieusement la lumière de Dieu, et des souffles inconnus passaient sur son front. Tout à coup, reconnaissant, à l’un des angles de la place publique, la petite porte par laquelle on entrait dans la maison de Thaïs, et songeant que les beaux arbres dont il admirait les cimes ombrageaient les jardins de la courtisane, il vit en pensée les impuretés qui y avaient souillé l’air, aujourd’hui si léger et si pur, et son âme en fut soudain si désolée qu’une rosée amère jaillit de ses yeux.

– Thaïs, dit-il, nous allons fuir sans tourner la tête. Mais nous ne laisserons pas derrière nous les instruments, les témoins, les complices de tes crimes passés, ces tentures épaisses, ces lits, ces tapis, ces urnes de parfums, ces lampes qui crieraient ton infamie? Veux-tu qu’animés par des démons, emportés par l’esprit maudit qui est en eux, ces meubles criminels courent après toi jusque dans le désert? Il n’est que trop vrai qu’on voit des tables de scandale, des sièges infâmes servir d’organes aux diables, agir, parler, frapper le sol et traverser les airs. Périsse tout ce qui vit ta honte! Hâte-toi, Thaïs! et, tandis que la ville est encore endormie, ordonne à tes esclaves de dresser au milieu de cette place un bûcher sur lequel nous brûlerons tout ce que ta demeure contient de richesses abominables.

Thaïs y consentit.

– Fais ce que tu veux, mon père, dit-elle. Je sais que les objets inanimés servent parfois de séjour aux esprits. La nuit, certains meubles parlent, soit en frappant des coups à intervalles réguliers, soit en jetant des petites lueurs semblables à des signaux. Mais cela n’est rien encore. N’as-tu pas remarqué, mon père, en entrant dans la grotte des Nymphes, à droite, une statue de femme nue et prête à se baigner? Un jour, j’ai vu de mes yeux cette statue tourner la tête comme une personne vivante et reprendre aussitôt son attitude ordinaire. J’en ai été glacée d’épouvante. Nicias, à qui j’ai conté ce prodige, s’est moqué de moi; pourtant il y a quelque magie en cette statue, car elle inspira de violents désirs à un certain Dalmate que ma beauté laissait insensible. Il est certain que j’ai vécu parmi des choses enchantées et que j’étais exposée aux plus grands périls, car on a vu des hommes étouffés par l’embrassement d’une statue d’airain. Pourtant, il est regrettable de détruire des ouvrages précieux faits avec une rare industrie, et si l’on brûle mes tapis et mes tentures, ce sera une grande perte. Il y en a dont la beauté des couleurs est vraiment admirable et qui ont coûté très cher à ceux qui me les ont donnés. Je possède également des coupes, des statues et des tableaux dont le prix est grand. Je ne crois pas qu’il faille les faire périr. Mais toi qui sais ce qui est nécessaire, fais ce que tu veux, mon père.

En parlant ainsi, elle suivit le moine jusqu’à la petite porte où tant de guirlandes et de couronnes avaient été suspendues et, l’ayant fait ouvrir, elle dit au portier d’appeler tous les esclaves de la maison. Quatre Indiens, gouverneurs des cuisines, parurent les premiers. Ils avaient tous quatre la peau jaune et tous quatre étaient borgnes. Ç’avait été pour Thaïs un grand travail et un grand amusement de réunir ces quatre esclaves de même race et atteints de la même infirmité. Quand ils servaient à table, ils excitaient la curiosité des convives, et Thaïs les forçait à conter leur histoire. Ils attendirent en silence. Leurs aides les suivaient. Puis vinrent les valets d’écurie, les veneurs, les porteurs de litière et les fourriers aux jarrets de bronze, deux jardiniers velus comme des Priapes, six nègres d’un aspect féroce, trois esclaves grecs, l’un grammairien, l’autre poète et le troisième chanteur. Ils s’étaient tous rangés en ordre sur la place publique, quand accoururent les négresses curieuses, inquiètes, roulant de gros yeux ronds, la bouche fendue jusqu’aux anneaux de leurs oreilles. Enfin, rajustant leurs voiles et traînant languissamment leurs pieds, qu’entravaient de minces chaînettes d’or, parurent, l’air maussade, six belles esclaves blanches. Quand ils furent tous réunis, Thaïs leur dit en montrant Paphnuce:

– Faites ce que cet homme va vous ordonner, car l’esprit de Dieu est en lui et, si vous lui désobéissiez, vous tomberiez morts.

Elle croyait en effet, pour l’avoir entendu dire, que les saints du désert avaient le pouvoir de plonger dans la terre entr’ouverte et fumante les impies qu’ils frappaient de leur bâton.

Paphnuce renvoya les femmes et avec elles les esclaves grecs qui leur ressemblaient et dit aux autres:

– Apportez du bois au milieu de la place, faites un grand feu et jetez-y pêle-mêle tout ce que contient la maison et la grotte.

Surpris, ils demeuraient immobiles et consultaient leur maîtresse du regard. Et comme elle restait inerte et silencieuse, ils se pressaient les uns contre les autres, en tas, coude à coude, doutant si ce n’était pas une plaisanterie.

– Obéissez, dit le moine.

Plusieurs étaient chrétiens. Comprenant l’ordre qui leur était donné, ils allèrent chercher dans la maison du bois et des torches. Les autres les imitèrent sans déplaisir, car, étant pauvres, ils détestaient les richesses et avaient, d’instinct, le goût de la destruction. Comme déjà ils élevaient le bûcher, Paphnuce dit à Thaïs:

– J’ai songé un instant à appeler le trésorier de quelque église d’Alexandrie (si tant est qu’il en reste une seule digne encore du nom d’église et non souillée par les bêtes ariennes), et à lui donner tes biens, femme, pour les distribuer aux veuves et changer ainsi le gain du crime en trésor de justice. Mais cette pensée ne venait pas de Dieu, et je l’ai repoussée, et certes, ce serait trop grièvement offenser les bien-aimées de Jésus-Christ que de leur offrir les dépouilles de la luxure. Thaïs, tout ce que tu as touché doit être dévoré par le feu jusqu’à l’âme. Grâces au ciel, ces tuniques, ces voiles, qui virent des baisers plus innombrables que les rides de la mer, ne sentiront plus que les lèvres et les langues des flammes. Esclaves, hâtez-vous! Encore du bois! Encore des flambeaux et des torches! Et toi, femme, rentre dans ta maison, dépouille les infâmes parures et va demander à la plus humble de tes esclaves, comme une faveur insigne, la tunique qu’elle revêt pour nettoyer les planchers.

Thaïs obéit. Tandis que les Indiens agenouillés soufflaient sur les tisons, les nègres jetaient dans le bûcher des coffres d’ivoire ou d’ébène ou de cèdre qui, s’entr’ouvrant, laissaient couler des couronnes, des guirlandes et des colliers. La fumée montait en colonne sombre comme dans les holocaustes agréables de l’ancienne loi. Puis le feu qui couvait, éclatant tout à coup, fit entendre un ronflement de bête monstrueuse, et des flammes presque invisibles commencèrent à dévorer leurs précieux aliments. Alors les serviteurs s’enhardirent à l’ouvrage; ils traînaient allègrement les riches tapis, les voiles brodés d’argent, les tentures fleuries. Ils bondissaient sous le poids des tables, des fauteuils, des coussins épais, des lits aux chevilles d’or. Trois robustes Éthiopiens accoururent tenant embrassées ces statues colorées des Nymphes dont l’une avait été aimée comme une mortelle; et l’on eût dit des grands singes ravisseurs de femmes. Et quand, tombant des bras de ces monstres, les belles formes nues se brisèrent sur les dalles, on entendit un gémissement.

À ce moment, Thaïs parut, ses cheveux dénoués coulant à longs flots, nu-pieds et vêtue d’une tunique informe et grossière qui, pour avoir seulement touché son corps, s’imprégnait d’une volupté divine. Derrière elle, s’en venait un jardinier portant noyé, dans sa barbe flottante, un Éros d’ivoire.

Elle fit signe à l’homme de s’arrêter et s’approchant de Paphnuce, elle lui montra le petit dieu:

– Mon père, demanda-t-elle, faut-il aussi le jeter dans les flammes? Il est d’un travail antique et merveilleux et il vaut cent fois son poids d’or. Sa perte serait irréparable, car il n’y aura plus jamais au monde un artiste capable de faire un si bel Éros Considère aussi, mon père, que ce petit enfant est l’Amour et qu’il ne faut pas le traiter cruellement. Crois-moi: l’amour est une vertu et, si j’ai péché, ce n’est pas par lui, mon père, c’est contre lui. Jamais je ne regretterai ce qu’il m’a fait faire et je pleure seulement ce que j’ai fait malgré sa défense. Il ne permet pas aux femmes de se donner à ceux qui ne viennent point en son nom. C’est pour cela qu’on doit l’honorer. Vois, Paphnuce, comme ce petit Éros est joli! Comme il se cache avec grâce dans la barbe de ce jardinier! Un jour, Nicias, qui m’aimait alors, me l’apporta en me disant: «Il te parlera de moi.» Mais l’espiègle me parla d’un jeune homme que j’avais connu à Antioche et ne me parla pas de Nicias. Assez de richesses ont péri sur ce bûcher, mon père! Conserve cet Éros et place-le dans quelque monastère. Ceux qui le verront tourneront leur cœur vers Dieu, car l’Amour sait naturellement s’élever aux célestes pensées.