DORION – Si je t’ai bien entendu, Zénothémis, trois hommes admirables, Jésus, Basilide et Valentin, ont découvert des secrets qui restaient cachés à Pythagore, à Platon, à tous les philosophes de la Grèce et même au divin Épicure, qui pourtant affranchit l’homme de toutes les vaines terreurs. Tu nous obligeras en nous disant par quel moyen ces trois mortels acquirent des connaissances qui avaient échappé à la méditation des sages.

ZENOTHEMIS – Faut-il donc te répéter, Dorion, que la science et la méditation ne sont que les premiers degrés de la connaissance et que l’extase seule conduit aux vérités éternelles?

HERMODORE – Il est vrai, Zénothémis, l’âme se nourrit d’extase comme la cigale de rosée. Mais disons mieux encore: l’esprit seul est capable d’un entier ravissement. Car l’homme est triple, composé d’un corps matériel, d’une âme plus subtile mais également matérielle, et d’un esprit incorruptible. Quand sortant de son corps comme d’un palais rendu subitement au silence et à la solitude, puis traversant au vol les jardins de son âme, l’esprit se répand en Dieu, il goûte les délices d’une mort anticipée ou plutôt de la vie future, car mourir, c’est vivre, et dans cet état, qui participe de la pureté divine, il possède à la fois la joie infinie et la science absolue. Il entre dans l’unité qui est tout. Il est parfait.

NICIAS – Cela est admirable. Mais, à vrai dire, Hermodore, je ne vois pas grande différence entre le tout et le rien. Les mots même me semblent manquer pour faire cette distinction. L’infini ressemble parfaitement au néant: ils sont tous deux inconcevables. À mon avis, la perfection coûte très cher: on la paye de tout son être, et pour l’obtenir il faut cesser d’exister. C’est là une disgrâce à laquelle Dieu lui-même n’a pas échappé depuis que les philosophes se sont mis en tête de le perfectionner. Après cela, si nous ne savons pas ce que c’est que de ne pas être, nous ignorons par là même ce que c’est que d’être. Nous ne savons rien. On dit qu’il est impossible aux hommes de s’entendre. Je croirais, en dépit du bruit de nos disputes, qu’il leur est au contraire impossible de ne pas tomber finalement d’accord, ensevelis côte à côte sous l’amas des contradictions qu’ils ont entassées, comme Pélion sur Ossa.

COTTA – J’aime beaucoup la philosophie et je l’étudie à mes heures de loisir. Mais je ne la comprends bien que dans les livres de Cicéron. Esclaves, versez le vin miellé!

CALLICRATE – Voilà une chose singulière! Quand je suis à jeun, je songe au temps où les poètes tragiques s’asseyaient aux banquets des bons tyrans et l’eau m’en vient à la bouche. Mais dès que j’ai goûté le vin opime que tu nous verses abondamment, généreux Lucius, je ne rêve que luttes civiles et combats héroïques. Je rougis de vivre en des temps sans gloire, j’invoque la liberté et je répands mon sang en imagination avec les derniers Romains dans les champs de Philippes.

COTTA – Au déclin de la république, mes aïeux sont morts avec Brutus pour la liberté. Mais on peut douter si ce qu’ils appelaient la liberté du peuple romain n’était pas, en réalité, la faculté de le gouverner eux-mêmes. Je ne nie pas que la liberté ne soit pour une nation le premier des biens. Mais plus je vis et plus je me persuade qu’un gouvernement fort peut seul l’assurer aux citoyens. J’ai exercé pendant quarante ans les plus hautes charges de l’État et ma longue expérience m’a enseigné que le peuple est opprimé quand le pouvoir est faible. Aussi ceux qui, comme la plupart des rhéteurs, s’efforcent d’affaiblir le gouvernement, commettent-ils un crime détestable. Si la volonté d’un seul s’exerce parfois d’une façon funeste, le consentement populaire rend toute résolution impossible. Avant que la majesté de la paix romaine couvrît le monde, les peuples ne furent heureux que sous d’intelligents despotes.

HERMODORE – Pour moi, Lucius, je pense qu’il n’y a point de bonne forme de gouvernement et qu’on n’en saurait découvrir, puisque les Grecs ingénieux, qui conçurent tant de formes heureuses, ont cherché celle-là sans pouvoir la trouver. À cet égard, tout espoir nous est désormais interdit. On reconnaît à des signes certains que le monde est près de s’abîmer dans l’ignorance et dans la barbarie. Il nous était donné, Lucius, d’assister à l’agonie terrible de la civilisation. De toutes les satisfactions que procuraient l’intelligence, la science et la vertu, il ne nous reste plus que la joie cruelle de nous regarder mourir.

COTTA – Il est certain que la faim du peuple et l’audace des barbares sont des fléaux redoutables. Mais avec une bonne flotte, une bonne armée et de bonnes finances…

HERMODORE – Que sert de se flatter? L’empire expirant offre aux barbares une proie facile. Les cités qu’édifièrent le génie hellénique et la patience latine seront bientôt saccagées par des sauvages ivres. Il n’y aura plus sur la terre ni art ni philosophie. Les images des dieux seront renversées dans les temples et dans les âmes. Ce sera la nuit de l’esprit et la mort du monde. Comment croire en effet que les Sarmates se livreront jamais aux travaux de l’intelligence, que les Germains cultiveront la musique et la philosophie, que les Quades et les Marcomans adoreront les dieux immortels? Non! Tout penche et s’abîme. Cette vieille Égypte qui a été le berceau du monde en sera l’hypogée; Sérapis, dieu de la mort, recevra les suprêmes adorations des mortels et j’aurai été le dernier prêtre du dernier dieu.

À ce moment une figure étrange souleva la tapisserie, et les convives virent devant eux un petit homme bossu dont le crâne chauve s’élevait en pointe. Il était vêtu, à la mode asiatique, d’une tunique d’azur et portait autour des jambes, comme les barbares, des braies rouges, semées d’étoiles d’or. En le voyant, Paphnuce reconnut Marcus l’Arien, et craignant de voir tomber la foudre, il porta ses mains au-dessus de sa tête et pâlit d’épouvante. Ce que n’avaient pu dans ce banquet des démons, ni les blasphèmes des païens, ni les erreurs horribles des philosophes, la seule présence de l’hérétique étonna son courage. Il voulut fuir, mais son regard ayant rencontré celui de Thaïs, il se sentit soudain rassuré. Il avait lu dans l’âme de la prédestinée et compris que celle qui allait devenir une sainte le protégeait déjà. Il saisit un pan de la robe qu’elle laissait traîner sur le lit, et pria mentalement le Sauveur Jésus.

Un murmure flatteur avait accueilli la venue du personnage qu’on nommait le Platon des chrétiens. Hermodore lui parla le premier:

– Très illustre Marcus, nous nous réjouissons tous de te voir parmi nous et l’on peut dire que tu viens à propos. Nous ne connaissons de la doctrine des chrétiens que ce qui en est publiquement enseigné. Or, il est certain qu’un philosophe tel que toi ne peut penser ce que pense le vulgaire et nous sommes curieux de savoir ton opinion sur les principaux mystères de la religion que tu professes. Notre cher Zénothémis qui, tu le sais, est avide de symboles, interrogeait tout à l’heure l’illustre Paphnuce sur les livres des Juifs. Mais Paphnuce ne lui a point fait de réponse et nous ne devons pas en être surpris, puisque notre hôte est voué au silence et que le Dieu a scellé sa langue dans le désert. Mais toi, Marcus, qui as porté la parole dans les synodes des chrétiens et jusque dans les conseils du divin Constantin, tu pourras, si tu veux, satisfaire notre curiosité en nous révélant les vérités philosophiques qui sont enveloppées dans les fables des chrétiens. La première de ces vérités n’est-elle pas l’existence de ce Dieu unique, auquel, pour ma part, je crois fermement?

MARCUS – Oui, vénérables frères, je crois en un seul Dieu, non engendré, seul éternel, principe de toutes choses.

NICIAS – Nous savons, Marcus, que ton Dieu a créé le monde. Ce fut, certes, une grande crise dans son existence. Il existait déjà depuis une éternité avant d’avoir pu s’y résoudre. Mais, pour être juste, je reconnais que sa situation était des plus embarrassantes. Il lui fallait demeurer inactif pour rester parfait et il devait agir s’il voulait se prouver à lui-même sa propre existence. Tu m’assures qu’il s’est décidé à agir. Je veux le croire, bien que ce soit de la part d’un Dieu parfait une impardonnable imprudence. Mais, dis-nous, Marcus, comment il s’y est pris pour créer le monde.

MARCUS – Ceux qui, sans être chrétiens, possèdent, comme Hermodore et Zénothémis, les principes de la connaissance, savent que Dieu n’a pas créé le monde directement et sans intermédiaire. Il a donné naissance à un fils unique, par qui toutes choses ont été faites.

HERMODORE – Tu dis vrai, Marcus; et ce fils est indifféremment adoré sous les noms d’Hermès, de Mithra, d’Adonis, d’Apollon et de Jésus.

MARCUS – Je ne serais point chrétien si je lui donnais d’autres noms que ceux de Jésus, de Christ et de Sauveur. Il est le vrai fils de Dieu. Mais il n’est pas éternel, puisqu’il a eu un commencement; quant à penser qu’il existait avant d’être engendré, c’est une absurdité qu’il faut laisser aux mulets de Nicée et à l’âne rétif qui gouverna trop longtemps Église d’Alexandrie sous le nom maudit d’Athanase.

À ces mots, Paphnuce, blême et le front baigné d’une sueur d’agonie, fit le signe de la croix et persévéra dans son silence sublime.

Marcus poursuivit:

– Il est clair que l’inepte symbole de Nicée attente à la majesté du Dieu unique, en l’obligeant à partager ses indivisibles attributs avec sa propre émanation, le médiateur par qui toutes choses furent faites. Renonce à railler le Dieu vrai des chrétiens, Nicias; sache, que, pas plus que les lis des champs, il ne travaille ni ne file. L’ouvrier, ce n’est pas lui, c’est son fils unique, c’est Jésus qui, ayant créé le monde, vint ensuite réparer son ouvrage. Car la création ne pouvait être parfaite et le mal s’y était mêlé nécessairement au bien.