Hermodore, grand prêtre de Sérapis, prit la parole:

– Dorion vient de demander: «Qu’est-ce que la patrie?» Je lui répondrai: Ce qui fait la patrie ce sont les autels des dieux et les tombeaux des ancêtres. On est concitoyen par la communauté des souvenirs et des espérances.

Le jeune Aristobule interrompit Hermodore:

– Par Castor, j’ai vu aujourd’hui un beau cheval. C’est celui de Démophon. Il a la tête sèche, peu de ganache et les bras gros. Il porte le col haut et fier, comme un coq.

Mais le jeune Chéréas secoua la tête:

– Ce n’est pas un aussi bon cheval que tu dis, Aristobule. Il a l’ongle mince. Les paturons portent à terre et l’animal sera bientôt estropié.

Ils continuaient leur dispute quand Drosé poussa an cri perçant:

– Hai! j’ai failli avaler une arête plus longue et plus acérée qu’un stylet. Par bonheur, j’ai pu la tirer à temps de mon gosier. Les dieux m’aiment!

– Ne dis-tu pas, ma Drosé, que les dieux t’aiment? demanda Nicias en souriant. C’est donc qu’ils partagent l’infirmité des hommes. L’amour suppose chez celui qui l’éprouve le sentiment d’une intime misère. C’est par lui que se trahit la faiblesse des êtres. L’amour qu’ils ressentent pour Drosé est une grande preuve de l’imperfection des dieux.

À ces mots, Drosé se mit dans une grande colère:

– Nicias, ce que tu dis là est inepte et ne répond à rien. C’est, d’ailleurs, ton caractère de ne point comprendre ce qu’on dit et de répondre des paroles dépourvues de sens.

Nicias souriait encore:

– Parle, parle, ma Drosé. Quoi que tu dises, il faut te rendre grâce chaque fois que tu ouvres la bouche. Tes dents sont si belles!

À ce moment, un grave vieillard, négligemment vêtu, la démarche lente et la tête haute, entra dans la salle et promena sur les convives un regard tranquille. Cotta lui fît signe de prendre place à son côté, sur son propre lit.

– Eucrite, lui dit-il, sois le bienvenu! As-tu composé ce mois-ci un nouveau traité de philosophie? Ce serait, si je compte bien, le quatre-vingt-douzième sorti de ce roseau du Nil que tu conduis d’une main attique.

Eucrite répondit, en caressant sa barbe d’argent:

– Le rossignol est fait pour chanter et moi je suis fait pour louer les dieux immortels.

DORION – Saluons respectueusement en Eucrite le dernier des stoïciens. Grave et blanc, il s’élève au milieu de nous comme une image des ancêtres! Il est solitaire dans la foule des hommes et prononce des paroles qui ne sont point entendues.

EUCRITE – Tu te trompes, Dorion. La philosophie de la vertu n’est pas morte en ce monde. J’ai de nombreux disciples dans Alexandrie, dans Rome et dans Constantinople. Plusieurs parmi les esclaves et parmi les neveux des Césars savent encore régner sur eux-mêmes, vivre libres et goûter dans le détachement des choses une félicité sans limites. Plusieurs font revivre en eux Épictète et Marc Aurèle. Mais, s’il était vrai que la vertu fût à jamais éteinte sur la terre, en quoi sa perte intéresserait-elle mon bonheur, puisqu’il ne dépendait pas de moi qu’elle durât ou périt? Les fous seuls, Dorion, placent leur félicité hors de leur pouvoir. Je ne désire rien que ne veuillent les dieux et je désire tout ce qu’ils veulent. Par là, je me rends semblable à eux et je partage leur infaillible contentement. Si la vertu périt, je consens qu’elle périsse et ce consentement me remplit de joie comme le suprême effort de ma raison ou de mon courage. En toutes choses, ma sagesse copiera la sagesse divine, et la copie sera plus précieuse que le modèle; elle aura coûté plus de soins et de plus grands travaux.

NICIAS – J’entends. Tu t’associes à la Providence céleste. Mais si la vertu consiste seulement dans l’effort, Eucrite, et dans cette tension par laquelle les disciples de Zenon prétendent se rendre semblables aux dieux, la grenouille qui s’enfle pour devenir aussi grosse que le bœuf accomplit le chef-d’œuvre du stoïcisme.

EUCRITE – Nicias, tu railles et, comme à ton ordinaire, tu excelles à te moquer. Mais si le bœuf dont tu parles est vraiment un dieu, comme Apis et comme ce bœuf souterrain dont je vois ici le grand prêtre, et si la grenouille, sagement inspirée, parvient à l’égaler, ne sera-t-elle pas, en effet, plus vertueuse que le bœuf, et pourras-tu te défendre d’admirer une bestiole si généreuse?

Quatre serviteurs posèrent sur la table un sanglier couvert encore de ses soies. Des marcassins, faits de pâte cuite au four, entourant la bête comme s’ils voulaient téter, indiquaient que c’était une laie.

Zénothémis, se tournant vers le moine:

– Amis, un convive est venu de lui-même se joindre à nous. L’illustre Paphnuce, qui mène dans la solitude une vie prodigieuse, est notre hôte inattendu.

COTTA – Dis mieux, Zénothémis. La première place lui est due, puisqu’il est venu sans être invité.

ZENOTHEMIS – Aussi devons-nous, cher Lucius, l’accueillir avec une particulière amitié et rechercher ce qui peut lui être le plus agréable. Or, il est certain qu’un tel homme est moins sensible au fumet des viandes qu’au parfum des belles pensées. Nous lui ferons plaisir, sans doute, en amenant l’entretien sur la doctrine qu’il professe et qui est celle de Jésus crucifié. Pour moi, je m’y prêterai d’autant plus volontiers que cette doctrine m’intéresse vivement par le nombre et la diversité des allégories qu’elle renferme. Si l’on devine l’esprit sous la lettre, elle est pleine de vérités et j’estime que les livres des chrétiens abondent en révélations divines. Mais je ne saurais, Paphnuce, accorder un prix égal aux livres des Juifs. Ceux-là furent inspirés, non, comme on l’a dit, par l’esprit de Dieu, mais par un mauvais génie. Iaveh, qui les dicta, était un de ces esprits qui peuplent l’air inférieur et causent la plupart des maux dont nous souffrons; mais il les surpassait tous en ignorance et en férocité. Au contraire, le serpent aux ailes d’or, qui déroulait autour de l’arbre de la science sa spirale d’azur, était pétri de lumière et d’amour. Aussi, la lutte était-elle inévitable entre ces deux puissances, celle-ci brillante et l’autre ténébreuse. Elle éclata dans les premiers jours du monde. Dieu venait à peine de rentrer dans son repos, Adam et Ève le premier homme et la première femme vivaient heureux et nus au jardin d’Eden, quand Iaveh forma, pour leur malheur, le dessein de les gouverner, eux et toutes les générations qu’Ève portait déjà dans ses flancs magnifiques. Comme il ne possédait ni le compas ni la lyre et qu’il ignorait également la science qui commande et l’art qui persuade, il effrayait ces deux pauvres enfants par des apparitions difformes, des menaces capricieuses et des coups de tonnerre. Adam et Ève, sentant son ombre sur eux, se pressaient l’un contre l’autre et leur amour redoublait dans la peur. Le serpent eut pitié d’eux et résolut de les instruire, afin que, possédant la science, ils ne fussent plus abusés par des mensonges. L’entreprise exigeait une rare prudence et la faiblesse du premier couple humain la rendait presque désespérée. Le bienveillant démon la tenta pourtant. À l’insu de Iaveh, qui prétendait tout voir mais dont la vue en réalité n’était pas bien perçante, il s’approcha des deux créatures, charma leurs regards par la splendeur de sa cuirasse et l’éclat de ses ailes. Puis il intéressa leur esprit en formant devant eux, avec son corps, des figures exactes, telles que le cercle, l’ellipse et la spirale, dont les propriétés admirables ont été reconnues depuis par les Grecs. Adam, mieux qu’Ève, méditait sur ces figures. Mais quand le serpent, s’étant mis à parler, enseigna les vérités les plus hautes, celles qui ne se démontrent pas, il reconnut qu’Adam, pétri de terre rouge, était d’une nature trop épaisse pour percevoir ces subtiles connaissances et qu’Ève, au contraire, plus tendre et plus sensible, en était aisément pénétrée. Aussi l’entretenait-il seule, en l’absence de son mari, afin de l’initier la première…

DORION – Souffre, Zénothémis, que je t’arrête ici. J’ai d’abord reconnu dans le mythe que tu nous exposes, un épisode de la lutte de Pallas Athéné contre les géants. Iaveh ressemble beaucoup à Typhon, et Pallas est représentée par les Athéniens avec un serpent à son côté. Mais ce que tu viens de dire m’a fait douter tout à coup de l’intelligence ou de la bonne foi du serpent dont tu parles. S’il avait vraiment possédé la sagesse, l’aurait-il confiée à une petite tête femelle, incapable de la contenir? Je croirai plutôt qu’il était, comme Iaveh, ignorant et menteur et qu’il choisit Ève parce qu’elle était facile à séduire et qu’il supposait à Adam plus d’intelligence et de réflexion.

ZENOTHEMIS – Sache, Dorion, que c’est, non par la réflexion et l’intelligence, mais bien par le sentiment qu’on atteint les vérités les plus hautes et les plus pures. Aussi, les femmes qui, d’ordinaire, sont moins réfléchies, mais plus sensibles que les hommes, s’élèvent-elles plus facilement à la connaissance des choses divines. En elles est le don de prophétie et ce n’est pas sans raison qu’on représente quelquefois Apollon Citharède, et Jésus de Nazareth, vêtus comme des femmes, d’une robe flottante. Le serpent initiateur fut donc sage, quoi que tu dises, Dorion, en préférant au grossier Adam, pour son œuvre de lumière, cette Ève plus blanche que le lait et que les étoiles. Elle l’écouta docilement et se laissa conduire à l’arbre de la science dont les rameaux s’élevaient jusqu’au ciel et que l’esprit divin baignait comme une rosée. Cet arbre était couvert de feuilles qui parlaient toutes les langues des hommes futurs et dont les voix unies formaient un concert. Ses fruits abondants donnaient aux initiés qui s’en nourrissaient la connaissance des métaux, des pierres, des plantes ainsi que des lois physiques et des lois morales; mais ils étaient de flamme, et ceux qui craignaient la souffrance et la mort n’osaient les porter à leurs lèvres. Or, ayant écouté docilement les leçons du serpent, Ève s’éleva au-dessus des vaines terreurs et désira goûter aux fruits qui donnent la connaissance de Dieu. Mais pour qu’Adam, qu’elle aimait, ne lui devînt pas inférieur, elle le prit par la main et le conduisit à l’arbre merveilleux. Là, cueillant une pomme ardente, elle y mordit et la tendit ensuite à son compagnon. Par malheur, Iaveh, qui se promenait d’aventure dans le jardin, les surprit et, voyant qu’ils devenaient savants, il entra dans une effroyable fureur. C’est surtout dans la jalousie qu’il était à craindre. Rassemblant ses forces, il produisit un tel tumulte dans l’air inférieur que ces deux êtres débiles en furent consternés. Le fruit échappa des mains de l’homme, et la femme, s’attachant au cou du malheureux, lui dit: «Je veux ignorer et souffrir avec toi.» Iaveh triomphant maintint Adam et Ève et toute leur semence dans la stupeur et dans l’épouvante. Son art, qui se réduisait à fabriquer de grossiers météores, l’emporta sur la science du serpent, musicien et géomètre. Il enseigna aux hommes l’injustice, l’ignorance et la cruauté et fit régner le mal sur la terre. Il poursuivit Caïn et ses fils, parce qu’ils étaient industrieux; il extermina les Philistins parce qu’ils composaient des poèmes orphiques et des fables comme celles d’Ésope. Il fut l’implacable ennemi de la science et de la beauté, et le genre humain expia pendant de longs siècles, dans le sang et les larmes, la défaite du serpent ailé. Heureusement il se trouva parmi les Grecs des hommes subtils, tels que Pythagore et Platon, qui retrouvèrent, par la puissance du génie, les figures et les idées que l’ennemi de Iaveh avait tenté vainement d’enseigner à la première femme. L’esprit du serpent était en eux; c’est pourquoi le serpent, comme l’a dit Dorion, est honoré par les Athéniens. Enfin, dans des jours plus récents, parurent, sous une forme humaine, trois esprits célestes, Jésus de Galilée, Basilide et Valentin, à qui il fut donné de cueillir les fruits les plus éclatants de cet arbre de la science dont les racines traversent la terre et qui porte sa cime au faîte des cieux. C’est ce que j’avais à dire pour venger les chrétiens à qui l’on impute trop souvent les erreurs des Juifs.