Nicias courut à lui, le couvrit de son manteau et l’entraîna avec Thaïs dans des ruelles où ils ne furent pas poursuivis. Ils coururent quelque temps en silence, puis, se jugeant hors d’atteinte, ils ralentirent le pas et Nicias dit d’un ton de raillerie un peu triste:

– C’est donc fait! Pluton ravit Proserpine, et Thaïs veut suivre loin de nous mon farouche ami.

– Il est vrai, Nicias, répondit Thaïs, je suis fatiguée de vivre avec des hommes comme toi, souriants, parfumés, bienveillants, égoïstes. Je suis lasse de tout ce que je connais, et je vais chercher l’inconnu. J’ai éprouvé que la joie n’était pas la joie et voici que cet homme m’enseigne qu’en la douleur est la véritable joie. Je le crois, car il possède la vérité.

– Et moi, âme amie, reprit Nicias, en souriant, je possède les vérités. Il n’en a qu’une; je les ai toutes. Je suis plus riche que lui, et n’en suis, à vrai dire, ni plus fier ni plus heureux.

Et voyant que le moine lui jetait des regards flamboyants:

– Cher Paphnuce, ne crois pas que je te trouve extrêmement ridicule, ni même tout à fait déraisonnable. Et si je compare ma vie à la tienne, je ne saurais dire laquelle est préférable en soi. Je vais tout à l’heure prendre le bain que Crobyle et Myrtale m’auront préparé, je mangerai l’aile d’un faisan du Phase, puis je lirai, pour la centième fois, quelque fable milésienne ou quelque traité de Métrodore. Toi, tu regagneras ta cellule où, t’agenouillant comme un chameau docile, tu rumineras je ne sais quelles formules d’incantation depuis longtemps mâchées et remâchées, et le soir, tu avaleras des raves sans huile. Eh bien! très cher, en accomplissant ces actes, dissemblables quant aux apparences, nous obéirons tous deux au même sentiment, seul mobile de toutes les actions humaines; nous rechercherons tous deux notre volupté et nous nous proposerons une fin commune: le bonheur, l’impossible bonheur! J’aurais donc mauvaise grâce à te donner tort, chère tête, si je me donne raison. Et toi, ma Thaïs, va et réjouis-toi, sois plus heureuse encore, s’il est possible, dans l’abstinence et dans l’austérité que tu ne l’as été dans la richesse et dans le plaisir. À tout prendre, je te proclame digne d’envie. Car si dans toute notre existence, obéissant à notre nature, nous n’avons, Paphnuce et moi, poursuivi qu’une seule espèce de satisfaction, tu auras goûté dans la vie, chère Thaïs, des voluptés contraires qu’il est rarement donné à la même personne de connaître. En vérité, je voudrais être pour une heure un saint de l’espèce de notre cher Paphnuce. Mais cela ne m’est point permis. Adieu donc, Thaïs! Va où te conduisent les puissances secrètes de ta nature et de ta destinée. Va, et emporte au loin les vœux de Nicias. J’en sais l’inanité; mais puis-je te donner mieux que des regrets stériles et de vains souhaits pour prix des illusions délicieuses qui m’enveloppaient jadis dans tes bras et dont il me reste l’ombre? Adieu, ma bienfaitrice! adieu, bonté qui s’ignore, vertu mystérieuse, volupté des hommes! adieu, la plus adorable des images que la nature ait jamais jetées, pour une fin inconnue, sur la face de ce monde décevant.

Tandis qu’il parlait, une sombre colère couvait dans le cœur du moine; elle éclata en imprécations.

– Va-t’en, maudit! Je te méprise et te hais! Va-t’en, fils de l’enfer, mille fois plus méchant que ces pauvres égarés qui, tout à l’heure, me jetaient des pierres avec des injures. Ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient et la grâce de Dieu, que j’implore pour eux, peut un jour descendre dans leurs cœurs. Mais toi, détestable Nicias, tu n’es que venin perfide et poison acerbe. Le souffle de ta bouche exhale le désespoir et la mort. Un seul de tes sourires contient plus de blasphèmes qu’il n’en sort en tout un siècle des lèvres fumantes de Satan. Arrière, réprouvé!

Nicias le regardait avec tendresse.

– Adieu, mon frère, lui dit-il, et puisses-tu conserver jusqu’à l’évanouissement final les trésors de ta foi, de ta haine et de ton amour! Adieu! Thaïs: en vain tu m’oublieras, puisque je garde ton souvenir.

Et, les quittant, il s’en alla pensif par les rues tortueuses qui avoisinent la grande nécropole d’Alexandrie et qu’habitent les potiers funèbres. Leurs boutiques étaient pleines de ces figurines d’argile, peintes de couleurs claires, qui représentent des dieux et des déesses, des mimes, des femmes, de petits génies ailés, et qu’on a coutume d’ensevelir avec les morts. Il songea que peut-être quelques-uns de ces légers simulacres, qu’il voyait là de ses yeux, seraient les compagnons de son sommeil éternel; et il lui sembla qu’un petit Éros, sa tunique retroussée, riait d’un rire moqueur. L’idée de ses funérailles, qu’il voyait par avance, lui était pénible. Pour remédier à sa tristesse, il essaya de la philosophie et construisit un raisonnement:

– Certes, se dit-il, le temps n’a point de réalité. C’est une pure illusion de notre esprit. Or, comment, s’il n’existe pas, pourrait-il m’apporter ma mort?… Est-ce à dire que je vivrai éternellement? Non, mais j’en conclus que ma mort est, et fut toujours autant qu’elle sera jamais. Je ne la sens pas encore, pourtant elle est, et je ne dois pas la craindre, car ce serait folie de redouter la venue de ce qui est arrivé. Elle existe comme la dernière page d’un livre que je lis et que je n’ai pas fini.

Ce raisonnement l’occupa sans l’égayer tout le long de sa route; il avait l’âme noire quand, arrivé au seuil de sa maison, il entendit les rires clairs de Crobyle et de Myrtale, qui jouaient à la paume en l’attendant.

Paphnuce et Thaïs sortirent de la ville par la porte de la Lune et suivirent le rivage de la mer.

– Femme, disait le moine, toute cette grande mer bleue ne pourrait laver tes souillures.

Il lui parlait avec colère et mépris:

– Plus immonde que les lices et les laies, tu as prostitué aux païens et aux infidèles un corps que l’Éternel avait formé pour s’en faire un tabernacle, et tes impuretés sont telles que, maintenant que tu sais la vérité, tu ne peux plus unir tes lèvres ou joindre les mains sans que le dégoût de toi-même ne te soulève le cœur.

Elle le suivait docilement, par d’âpres chemins, sous l’ardent soleil. La fatigue rompait ses genoux et la soif enflammait son haleine. Mais, loin d’éprouver cette fausse pitié qui amollit les cœurs profanes, Paphnuce se réjouissait des souffrances expiatrices de cette chair qui avait péché. Dans le transport d’un saint zèle, il aurait voulu déchirer de verges ce corps qui gardait sa beauté comme un témoignage éclatant de son infamie. Ses méditations entretenaient sa pieuse fureur et, se rappelant que Thaïs avait reçu Nicias dans son lit, il en forma une idée si abominable que tout son sang reflua vers son cœur et que sa poitrine fut près de se rompre. Ses anathèmes, étouffés dans sa gorge, firent place à des grincements de dents. Il bondit, se dressa devant elle, pâle, terrible, plein de Dieu, la regarda jusqu’à l’âme, et lui cracha au visage.

Tranquille, elle s’essuya la face sans cesser de marcher. Maintenant il la suivait, attachant sur elle sa vue comme sur un abîme. Il allait, saintement irrité. Il méditait de venger le Christ afin que le Christ ne se vengeât pas, quand il vit une goutte de sang qui du pied de Thaïs coula sur le sable. Alors, il sentit la fraîcheur d’un souffle inconnu entrer dans son cœur ouvert, des sanglots lui montèrent abondamment aux lèvres, il pleura, il courut se prosterner devant elle, il l’appela sa sœur, il baisa ces pieds qui saignaient. Il murmura cent fois:

– Ma sœur, ma sœur, ma mère, ô très sainte!

Il pria:

– Anges du ciel, recueillez précieusement cette goutte de sang et portez-la devant le trône du Seigneur. Et qu’une anémone miraculeuse fleurisse sur le sable arrosé par le sang de Thaïs, afin que tous ceux qui verront cette fleur recouvrent la pureté du cœur et des sens! Ô sainte, sainte, très sainte Thaïs!

Comme il priait et prophétisait ainsi, un jeune garçon vint à passer sur un âne. Paphnuce lui ordonna de descendre, fit asseoir Thaïs sur l’âne, prit la bride et suivit le chemin commencé. Vers le soir, ayant rencontré un canal ombragé de beaux arbres, il attacha l’âne au tronc d’un dattier et, s’asseyant sur une pierre moussue, il rompit avec Thaïs un pain qu’ils mangèrent assaisonné de sel et d’hysope. Ils buvaient l’eau fraîche dans le creux de leur main et s’entretenaient de choses éternelles. Elle disait:

– Je n’ai jamais bu d’une eau si pure ni respiré un air si léger, et je sens que Dieu flotte dans les souffles qui passent.

Paphnuce répondait:

– Vois, c’est le soir, ô ma sœur. Les ombres bleues de la nuit couvrent les collines. Mais bientôt tu verras briller dans l’aurore les tabernacles de vie; bientôt tu verras s’allumer les rosés de l’éternel matin.

Ils marchèrent toute la nuit, et tandis que le croissant de la lune effleurait la cime argentée des flots, ils chantaient des psaumes et des cantiques. Quand le soleil se leva, le désert s’étendait devant eux comme une immense peau de lion sur la terre libyque. À la lisière du sable, des cellules blanches s’élevaient près des palmiers dans l’aurore.

– Mon père, demanda Thaïs, sont-ce là les tabernacles de vie?

– Tu l’as dit, ma fille et ma sœur. C’est la maison du salut où je t’enfermerai de mes mains.

Bientôt ils découvrirent de toutes parts des femmes qui s’empressaient près des demeures ascétiques comme des abeilles autour des ruches. Il y en avait qui cuisaient le pain ou qui apprêtaient les légumes; plusieurs filaient la laine, et la lumière du ciel descendait sur elles ainsi qu’un sourire de Dieu. D’autres méditaient à l’ombre des tamaris; leurs mains blanches pendaient à leur côté, car, étant pleines d’amour, elles avaient choisi la part de Madeleine, et elles n’accomplissaient pas d’autres œuvres que la prière, la contemplation et l’extase. C’est pourquoi on les nommait les Maries et elles étaient vêtues de blanc. Et celles qui travaillaient de leurs mains étaient appelées les Marthes et portaient des robes bleues. Toutes étaient voilées, mais les plus jeunes laissaient glisser sur leur front des boucles de cheveux; et il faut croire que c’était malgré elles, car la règle ne le permettait pas. Une dame très vieille, grande, blanche, allait de cellule en cellule, appuyée sur un sceptre de bois dur. Paphnuce s’approcha d’elle avec respect, lui baisa le bord de son voile, et dit: