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Ils étaient maintenant assis l’un en face de l’autre. Ils rapprochèrent leurs chaises.

– C’est pire encore que ce que nous disons, reprit le plus jeune des deux parleurs, d’une voix timide, retenue.

– Oui, oui, fit l’autre, de la tête.

– Nous ne sommes pas en présence d’une maladie locale apportée mystérieusement; il n’est pas question, comme le croit le vulgaire, d’un sinistre accident intérieur. Le cancer n’est même pas contagieux. Nous sommes en présence de la crise pathologique aiguë et rapide de toute une catégorie d’affaiblis, – d’une des formes élémentaires de la maladie humaine.

«C’est un état général qui nécessite et précise le mal; c’est le malade lui-même, pourrait-on dire, qui appelle le ravage du parasite. C’est son organisme qui le veut!

«Le parasite! Il n’y en a peut-être qu’un seul, qui se différencie suivant les milieux, et engendre, dans les locaux organiques appropriés, les diverses maladies. La bactériologie épelle encore; quand elle parlera, elle nous annoncera sans doute cette nouvelle qui donnera à la médecine je ne sais quoi de plus tragique encore que sa grandeur présente.

«Je crois, quant à moi, à l’unité parasitaire.»

– La théorie est à la mode, dit le vieux maître. En tous cas, elle est tentante, et il faut reconnaître que la médecine, la chimie, la physique, à mesure qu’elles s’approfondissent, tendent de toutes parts à l’unité des éléments matériels et des forces. Dès lors, et bien qu’il n’y ait pas de preuve irréfutable, quoi de plus probable que cette simplification terrible dont vous parlez!

– Oui, fit l’autre à mi-voix, comme s’il réfléchissait. Toutes les maladies sont faites avec les mêmes choses. C’est la même vie imperceptible qui nous conduit tous à la mort.

– Il y aurait pour nous tous, murmura l’autre en assourdissant également sa voix, la même fraternité dans le mal que dans le néant.

– L’unique germe de mort, l’infiniment petit qui sème dans les chairs la moisson affreuse, serait ce microbe dont le rôle semblait jusqu’ici assez neutre, à côté duquel on est passé sans presque le voir: le bacterium termo .

«Il surabonde dans le gros intestin, il existe par milliards chez l’individu sain.

«C’est lui qui, dans un terrain phosphaté, deviendrait le staphylocoque doré, l’agent du furoncle et de l’anthrax qui mortifient des coins de chair.

«C’est lui qui, dans l’intestin grêle, deviendrait bacille d’Éberth, auteur de la pustule typhique…»

L’homme de science prenait un air plus solennel et plus pénétré, à mesure que se précisait le nom de l’ennemi jusqu’ici invaincu:

– C’est lui, enfin, qui, dans un terrain déphosphaté, deviendrait bacille de Koch.

* * *

«Le bacille de Koch, ce n’est pas seulement la tuberculose, sous ses formes pulmonaire, laryngée, intestinale, osseuse. Landouzy le dénonce dans les liquides de pleurésie, Kuss dans les abcès froids.

– D’ailleurs, interrompit le vieux savant, dont les yeux étaient attentifs et graves, a-t-on intégralement dénombré l’immense variété des lésions d’origine tuberculeuse?

– Prenons-le dans le poumon, – puisque, aussi bien, le poumon est toujours attaqué chez le malade adulte.

«Son apparition provoque la formation de tubercules, petites tumeurs qui se nécrosent par suite de l’absence de vaisseaux, et dont le ramollissement et l’expectoration amènent la disparition de l’organe et la mort par asphyxie. Le tubercule est de la néoplasie au premier chef. Le bacille de Koch est neoformans : auteur de formation nouvelle. D’ailleurs, tout micro-organisme est, dans l’organisme, neoformans; c’est là, moins une délimitation scientifique que, sur sa puissance de création, une sorte d’épithète homérique. Le tubercule se multiplie, mais reste petit. C’est pour cela que Virchow a dit que c’était un néoplasme pauvre.

* * *

«Mais, chez les arthritiques en dépression nerveuse et à température basse, le parasite ne peut pas provoquer la tuberculose.

«Il passe dans le sang avec les peptones par les chylifères. Le sang se charge de glycogène, et ce sucre humain, qui n’est plus consommé par la température élevée, – la stase veineuse le dépose en quantité exagérée sur les éléments anatomiques des tissus glandulaires ou passifs. C’est alors que se développe à froid ce qu’on pourrait appeler une néoplasie riche: au lieu de plusieurs tubercules, il n’y en a qu’un, qui évolue, énorme. C’est le cancer, sous toutes ses formes, avec tous ses noms: sarcome, carcinome, épithélioma, squirrhe, lymphadénome.

«Le cancer est donc le produit incohérent de l’accumulation du glycogène chez un arthritique adulte affaibli et exempt de fièvre.

– Oui, oui, dit le vieillard, cela se peut; mais la preuve? Belle théorie, mais quelle confirmation pratique? Car il y a tout de même une différence morphologique entre la tumeur et le tubercule.

Il paraissait devenir ironique, hostile, prêt à se dresser et à puiser dans son savoir et son expérience.

– Si nous examinons un certain nombre d’espèces de tumeurs, répondit son interlocuteur, nous constaterons que leur nombre est en raison directe, et leur volume en raison inverse de la température du sujet qui les fabrique.

Il retrouvait dans sa tête des faits, des chiffres. Il les jetait en avant comme des armes. Il était animé par l’ardeur de faire un exposé complet, impitoyable, pour défendre sa large idée de simplification, qui dramatisait toute l’humanité à la fois:

– De 44° à 45°, évolue la tuberculose aviaire avec ses tumeurs presque microscopiques et innombrables. De 40° à 41°, évolue la tuberculose dite miliaire parce que ses productions ont la grosseur des grains de millet. De 39° à 40°, c’est la tuberculose granulée; – de 38° à 39°, la tuberculose lenticulaire; – de 37° à 38°, une tuberculose lente à gros ganglions superficiels; – à 37°, des tumeurs ganglionnaires de très gros volume, aboutissant aux abcès froids (rentrent dans cette catégorie la coxalgie, les tumeurs blanches, le mal de Pott); – à 36°, 5, les grosses tumeurs de la pommelière des vaches; – à 28°, nous trouvons, avec Dubard, les énormes tumeurs bosselées et sombres qui déforment les flancs des poissons.

Il s’arrêta, après avoir entassé ces exemples, puis il continua:

– On peut provoquer expérimentalement la rétrocession d’une affection dans l’autre: on prend un lapin auquel on inocule la tuberculose; lorsque l’animal donne des signes non équivoques de consomption, on le convertit en animal à sang froid par une section rapide au niveau de la dernière vertèbre cervicale et de la première vertèbre dorsale. Si l’animal ne meurt pas de paralysie, on voit bientôt se former dans son abdomen ou sur une de ses articulations, une tumeur volumineuse ayant toute l’apparence et l’allure d’un cancer.

Il regardait son collègue en face.

– Je me rappelle ce que dit de Backer: «Nous avons observé la marche de la tuberculose et de la cancérose simultanément, et nous avons toujours vu le cancer ne plus se nourrir, se dessécher, dès que les tubercules s’affirmaient et évoluaient avec une température dépassant 38°. En général, ajoute-t-il, c’est la tuberculose qui dominait le drame.»

«La formation et la distribution intérieure du sucre, tout est là. Cette distribution est réglée par la chaleur organique qui le brûle à mesure chez le tuberculeux; chez le cancéreux, la chaleur faisant défaut, le glycogène s’entasse. Le cancer est sucré. De Backer a mis en lumière ce processus qui fait de la cancérose une sorte de diabète localisé.

«On a prouvé la présence du sucre en fabriquant de la fine champagne avec les liquides du cancer. J’ai refait cette expérience. Je me suis procuré dix kilogrammes de matières cancéreuses résultant d’opérations faites en deux matinées dans les hôpitaux de Paris. Écrasée à l’essoreuse, cette masse m’a fourni deux litres et demi d’un liquide louche et fétide, qui contenait plus de sucre que l’urine la plus diabétique. Ensemencé de ferments, le liquide a donné une fermentation vigoureuse et très aromatique. L’alcoomètre marqua 6°. À l’alambic, j’ai obtenu de l’alcool à 60°, dont j’ai tiré cette fine champagne de laboratoire.

«Donc, envahis et domptés par le même germe pathogène, les hommes évoluent selon leurs tempéraments: les déprimés fiévreux, qui dépensent plus qu’ils n’acquièrent, font du tubercule – tumeur naine; les arthritiques froids, qui acquièrent plus qu’ils ne dépensent, font du cancer – tubercule géant.

«Les deux maladies échangent parfois leurs malades. La plupart des cancéreux sont des tuberculeux guéris et refroidis. Dubard l’a remarqué pour la première fois. Ce qui est une sauvegarde pour les uns (la richesse en glycogène ou la suralimentation) est une menace pour les autres.»

Le vieux praticien opina; il écoutait de nouveau avec soin, mais la figure sans expression, ayant son idée.

Le parleur s’arrêta un instant, puis il dit:

– Il faut regarder la vérité sans faiblir (nous sommes faits pour cela, nous!) et ne pas avoir peur d’ouvrir à la guérison de la tuberculose cette porte mystérieuse et terrible.