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Je voyais la silhouette de l’homme sur les rideaux blafards – dos courbé, tête hochante, cou maigre. Il leva les mains.

– La vraie douleur reste en nous, fit-il. Ce n’est presque rien à voir et à entendre. Mais elle arrête facilement tout, même la vie. La vraie douleur revêt les formes grandioses de l’ennui.

Avec des mouvements presque maladroits, il tira un étui de cigarettes de sa poche.

Il alluma une cigarette. Je perçus, tant que la vive petite lueur s’y plaqua comme un masque éclatant, ses traits ravagés. Puis il fuma dans le demi-jour, et l’on ne distinguait que la cigarette enflammée, remuée par un bras aussi vague, aussi léger que la fumée qu’elle exhalait. Quand il portait la cigarette à sa bouche, je voyais la lumière de son souffle dont tout à l’heure, dans la fraîcheur de l’espace, j’avais vu la brume.

… Ce n’était pas du tabac qu’il fumait: une odeur pharmaceutique m’écœura.

Il tendit la main, mollement, vers la fenêtre fermée, – modeste avec ses petits rideaux à moitié relevés.

– Regardez… C’est Bénarès et Hallihabad… Incendie d’or rouge dans le gris, scintillement d’êtres humains étranges. Ce ne sont pas des êtres, ce sont des statues de dieux, sous le ciel violet du soir. Ils bougent… Non… Si. C’est une cérémonie somptueuse où se noient des tiares, des insignes et des ornements de femmes… Au bord, le grand prêtre, avec sa complexe coiffure étagée, et ses mains contournées – vague pagode, architecture, époque, race. Comme nous sommes différents de ces créatures… Qui a raison?

Maintenant, il élargit le cercle du passé. Il a l’air de le faire en un pesant et puissant effort, comme s’il élargissait un cercle d’enfer et de supplication.

– Les voyages: tous ces lieux qu’on quitte! Tout cela est inutile. Les voyages n’agrandissent pas; pourquoi s’agrandirait-on avec les pas qu’on fait? Du reste, a-t-on le temps de déposer le fardeau de son âme pour voir vraiment ce à côté de quoi on passe? Et alors même… Les voyageurs ne connaîtraient qu’un point de la surface du moment présent; on ne voyage pas dans le passé. Tout a été. J’ai pensé cette nuit, alors que le souvenir des falaises, des landes et des forêts galloises me hantait, aux chevaliers de la Table ronde. Le roi Arthur; ses compagnons… Il m’a semblé être non loin d’eux et m’avancer. Je n’en voyais qu’un, étrangement casqué; son œil couleur d’émeraude m’a regardé et m’a glacé. Les autres étaient estompés, des fantômes. La table de pierre est ronde dans la clairière automnale (le gris de la brume se mêle au voile roussâtre de la forêt). La table est ronde, afin que, lorsqu’ils se tiennent autour, debout, il n’y ait pas préséance de l’un d’eux. C’est comme une meule gigantesque. Elle est très blanche. Les angles sont très nets. Il n’y a pas très longtemps qu’elle a été taillée; elle est neuve.

«… Mille ans!… Deux mille, trois mille ans, et le rivage de Troie…

«Vous rappelez-vous, Anna, cette ligne d’or au large de laquelle nous croisâmes?

«Le héros grec marche sur le sable légèrement mordoré par l’aurore. Je vois l’empreinte large, bien régulière, et solidement posée, qu’il trace sur le sable. Sur le bord de chacune de ces empreintes, après son passage, un peu de sable d’or s’écroule. La mer se meurt auprès de lui. Je vois la trace – un fin bourrelet écumeux – que la dernière vague vient de laisser sur le sable mouillé, plus foncé que celui où il marche. Un caillou a grincé sous le bronze des chaussures et a roulé. J’entends le bruit de ses pas. Songez à cela, Anna: ses pas, le bruit de ses pas anéanti depuis tant de milliers d’années. Songez au coup d’aile qu’il faut pour s’approcher de cela; ces pas dont il ne restait, le jour d’après, aucune trace, et qui sont pourtant. Où sont-ils, où sont-ils? Ils sont en nous, puisque nous les voyons. Le temps n’est pas le temps; l’espace n’est pas l’espace.»

Un silence s’étendit sur l’admirable phrase, sur ce mystère de lucidité. La femme ne se sentit pas capable d’interrompre le silence où planait une vérité que, sans doute, elle n’atteignait pas.

– Son glaive a choqué un rocher, et on entend le retentissement vibrant de la lame dans le fourreau. Sa forte main, pour gravir un escarpement, a saisi le jeune tronc d’un pin d’où quelques aiguilles sèches sont tombées sur son départ. Qu’est-ce qui court dans le bois de pins, à côté? Une bête, un chien; le chien de cet homme. Il rapporte dans sa gueule un objet: une ceinture de cuir durcie et racornie par le sel et le vent, une ceinture troyenne, reste déjà à demi anéanti du carnage que dans des centaines et des centaines d’années chantera Homère.

«Le guerrier est arrivé sur un promontoire. Il a tendu la tête et dirigé ses regards sur la mer. Le nez est droit et fin; la ligne du front tombe, nette, du fer du casque; l’arcade sourcilière est curieusement avançante; les cils battent sur l’œil étincelant; mais c’est surtout sa main que j’examine, à moitié fermée, les ongles courts, le dos et les doigts d’une couleur brûlée tirant sur le rouge, comme sculptés dans la brique, les ongles bombés, cailloux incrustés.

«Il voit le rivage. Les matelots s’occupent de mettre à l’eau les carènes innombrables. On les traîne et on va les pousser jusqu’au large pour éviter la hache des récifs de la côte. La flotte grecque partira ce soir, puisqu’on ne peut naviguer que sous les étoiles, et elle appareille, tandis que le matin brille sur l’azur de la mer.»

Après cette contemplation de soleil, l’homme baissa son front dégradé.

– J’ai la vision d’une étendue d’eau. Je vois de près cette eau, ces flots qui, dans un silence absolu, clapotent, gris et argentés, sous une lumière étrange. Pourquoi cet infini silence? Ils sont sur une autre planète, éloignée de je ne sais combien de centaines de siècles.

* * *

Je regarde ce qu’il dit, et je le regarde, lui: le spectacle qui n’est pas, et l’homme qui dans l’ombre n’est presque plus. L’évocation, l’évocateur… Je pense à cette différence indicible de grandeur qu’il y a, entre celui qui pense et ce qu’il pense. Sa figure est une menue tache disputée, effacée, au commencement du déploiement des pays et des époques.

Et d’autres souvenirs, et d’autres encore, amoncelés, se pressent. On le sent assailli par un monde; en butte à trop de souvenirs: ceux qu’il a bégayés, et ceux qu’il n’a point le loisir ou le pouvoir de dire. Il ne peut se débarrasser de cette grandeur lumineuse qui est en lui.

Il a rejeté sa figure en arrière; il a clos sans doute ses paupières… Et ses souvenirs, je les compte et je les mesure, à l’expression de souffrance que donne un visage qui se laisse ainsi regarder.

Maintenant lui qui, tout à l’heure, s’extasiait, se plaint:

– Je me souviens… Je me souviens… Mon cœur n’a pas pitié de moi.

«Ah! gémit-il tout de suite après, avec un geste de résignation, on ne peut pas dire adieu à tout.»

Elle est là, et elle n’y peut rien, bien qu’adorée. Elle ne peut rien à cet adieu infini qui remplit les derniers regards d’un homme. Elle est là seulement, de toute sa beauté, de tout son sourire… Et la surhumaine vision se double en vain de regret, de remords, de convoitise. Il ne veut pas que ce soit fini. Ce qu’il évoque, il l’appelle, il voudrait le reprendre. Il aime son passé.

Inexorable, immobile, le passé a la forme d’une divinité – car pour les croyants comme pour les négateurs, la grande forme de Dieu est de se laisser supplier.

* * *

La femme enceinte était partie. Je l’avais vue se faufiler, gagner la porte, tendrement, avec des précautions maternelles envers elle-même.

Ils restèrent tous les deux… Le soir avait une réalité saisissante: il semblait vivre, être enraciné et tenir sa place. Jamais la chambre n’en avait été aussi pleine.

Il dit: «Encore un jour qui se termine.»

Et comme continuant sa pensée:

– Il faut, ajouta-t-il, tout préparer pour le mariage.

– Michel! fit la jeune femme instinctivement, comme si elle ne pouvait contenir ce nom.

– Michel ne nous en voudra pas, répondit l’homme. Il sait que vous l’aimez, Anna. Il ne s’alarmera pas de la formalité, pure et simple – le parleur insista, en souriant pour se consoler, sur ces mots – d’un mariage in extremis .

L’ombre les présentait doucement, uniquement l’un à l’autre, les tenait ensemble. Ils se considérèrent.

Lui était sec, brûlant; ses paroles résonnaient du creux de sa vie; elle, blanche et large, elle vibrait grassement, lumineusement.

Les yeux sur elle, il faisait un visible effort comme s’il n’osait pas l’atteindre avec une parole. Puis, il se laissa aller.

– Je vous aime tant, dit-il simplement.

– Ah! dit-elle, vous ne mourrez pas!

– Comme vous fûtes bonne, répondit-il, d’avoir daigné être si longtemps ma sœur!

– Tout ce que vous avez fait pour moi, vous! fit-elle en joignant les mains et en inclinant vers lui son buste magnifique, comme si elle se prosternait.