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Aimée regardait son amant dans les rayons lunaires. Il me semblait que les regards se confondaient avec les paroles… Il dit:

– Je finis sur la grandeur de la malédiction humaine, comme dans tout ce que je fais et que je vais répétant avec la monotonie de ceux qui ont raison… «Oh! nous n’avons, sans Dieu, sans port, sans haillon qui puisse suffire, que la révolte du sourire, debout sur la terre des morts, que la révolte d’être en fête dans le soir, morne saignement… Nous sommes seuls divinement, le ciel est tombé sur nos têtes.»

Le ciel est tombé sur nos têtes! Quelle parole venait d’être prononcée!

Cette parole, que le silence murmurait encore, c’était le plus haut cri que la vie eût jeté, c’était le cri de délivrance qu’à tâtons mon oreille cherchait jusqu’ici. J’avais bien pressenti qu’elle s’élaborait, à mesure que je voyais une espèce de gloire finir toujours par agrandir les pauvres ombres vivantes, à mesure que je voyais le monde revenir dans la pensée humaine… Mais j’avais besoin qu’elle fût dite pour unir enfin la misère et la grandeur, et être la clef de voûte des cieux.

Ce ciel, c’est-à-dire l’azur que notre œil enchâsse, et l’azur qu’au delà on ne voit plus qu’en pensée; le ciel: la pureté, la plénitude – et l’infini des suppliants, le ciel de la vérité et de la religion, tout cela est en nous, est tombé sur nos têtes. Et Dieu lui-même, qui est toutes ces espèces de cieux à la fois, est tombé sur nos têtes comme le tonnerre, et son infini, c’est le nôtre.

Nous avons la divinité de notre grande misère, et notre solitude, avec son labeur d’idées, de larmes, de sourire, est fatalement divine par son étendue parfaite et son rayonnement… Quel que soit notre mal et notre effort dans l’ombre, et le travail inutile de notre cœur incessant, et notre ignorance abandonnée, et les blessures que sont les autres êtres, nous devons nous considérer nous-mêmes avec une sorte de dévotion. C’est ce sentiment qui dore nos fronts, relève nos âmes, embellit notre orgueil et malgré tout nous consolera, quand nous nous serons habitués à tenir chacun dans nos pauvres occupations toute la place que tenait Dieu. La vérité elle-même donne une caresse effective, pratique et pour ainsi dire religieuse, au suppliant d’où s’épanouit le ciel.

* * *

… Il parlait doucement, à bâtons rompus, au sujet de ses vers, mais il versait à celle qui l’écoutait des paroles de moins en moins importantes, et ses propos allaient pour ainsi dire en se rapetissant.

Elle était en bas de lui, mais la face levée; lui, plus haut, mais penchant. Une bague brillait dans le groupe. Je voyais l’ovale du visage féminin, la courbe du front de l’homme, et, à partir d’eux, l’ombre qui se propageait sans bornes.

Après avoir montré que nous sommes divins, il disait que leurs profonds éléments sont seuls communs aux êtres. Les caractères, les tempéraments, sous la réaction des circonstances innombrables, sont aussi multiples et divers que les traits des visages, mais au fond, il y a de grandes ressemblances nues, qui s’équivalent comme les pâleurs des crânes. Aussi toute œuvre artistique qui assimile deux cas, et dit qu’un visage est à l’image d’un autre, est une hérésie, à moins d’être saintement profonde.

– C’est pour cela, dit l’homme, que le vrai poème de l’humanité n’est fait ni de couleur locale, ni de documentation sociale, ni d’amusements verbaux, ni d’ingénieuses intrigues. Il vous saisit par un froid religieux. Il est constitué par le secret affreusement monotone et éternellement déchirant des êtres, autour desquels l’ombre et la solitude effacent le lieu où ils sont et l’époque où ils passent.

Il parla ensuite de la poésie pour dire que ce qui faisait le prix d’un poème, c’était uniquement le mouvement, c’est-à-dire la façon dont partait chaque strophe, dont chaque début de phrase dégageait la vérité, et que ce qui en constituait la difficulté, c’est qu’il fallait posséder l’impression d’ensemble, pour se guider sur elle, – avant d’avoir commencé; qu’on voyait bien par l’élaboration d’un poème, si court qu’il fût, que créer, c’est commencer par la fin. Puis il parla des mots eux-mêmes, les mots, choses vagues, saisissement, lorsqu’ils sont arrangés, mais qui, au moment où on les prend dans la circulation, sont grossiers et dissimulent leur sens. Il fit cette confession:

– J’ai tellement le respect de la vérité vraie qu’il y a des moments où je n’ose pas appeler les choses par leur nom…

… Elle l’écoutait. Elle disait: oui, tout doucement, puis elle se tut. Tout semblait emporté dans une sorte de suave tourbillon.

– Aimée… fit-il à mi-voix.

Elle ne bougeait plus; elle s’était endormie, la tête sur les genoux de son ami. Il se croyait seul. Il la regarda; il sourit. Une expression de pitié, de bonté, erra sur son visage. Ses mains se tendirent à demi vers la dormeuse, avec la douceur de la force. Je vis face à face le glorieux orgueil de la condescendance et de la charité, en contemplant cet homme qu’une femme prostrée devant lui divinisait.