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J’ai vu l’être multiple et monstrueux qu’ils font. On dirait qu’ils cherchent à humilier, à sacrifier tout ce qui était beau en eux. Leurs bouches se convulsent en s’exposant à la morsure, leurs fronts ont les lignes noires de la fureur et de l’effort désespéré. Une des jambes magnifiques s’étend hors de la couche, le pied se crispe, le bas a glissé sur la belle chair de marbre doré, la cuisse est tachée d’écume et de sang. La jeune femme tout entière a l’air d’une statue jetée à bas de son piédestal et mutilée. Et le profil mâle, à l’œil acharné, semble celui d’un fou criminel dont la main est altérée de sang.

Ils sont aussi rapprochés qu’on peut l’être: ils se tiennent par les deux mains, par la bouche et par le ventre, serrant l’une sur l’autre leurs deux figures qui ne se voient plus, s’aveuglant de leurs yeux trop proches, puis, tordant leurs cous, ils détournent leurs yeux dans ce moment où ils se servent le plus l’un de l’autre.

Ils sont, par hasard, heureux en même temps, ralentis dans les accords plus longs de l’extase. Tout le tour de la bouche de la femme est mouillé et étincelle, comme si les baisers en coulaient et en rayonnaient.

– Ah! je t’aime, je t’aime! chante-t-elle, roucoule-t-elle, râle-t-elle. Puis, ce sont des bruits inarticulés, qu’elle laisse tomber en une sorte d’éclat de rire. Elle dit: «Chéri, chéri, mon petit chéri!» Elle bégaye d’une voix brisée comme en pleurant: «Ta chair, ta chair!», et une suite de phrases tellement incohérentes que je n’ose même pas me les rappeler.

* * *

Et après, comme les autres, comme toujours, comme eux-mêmes le feront souvent dans l’étrange avenir, ils se relèvent lourdement et disent: «Qu’avons-nous fait!» Ils ne savent pas ce qu’ils ont fait. Leurs yeux se ferment à demi – se détournent vers eux-mêmes comme s’ils se possédaient encore. La sueur roule comme des larmes et creuse son sillon.

Je ne la reconnais pas. Elle ne se ressemble plus. Son visage est flétri et ruiné. Ils ne savent plus comment reparler d’amour; pourtant ils se sont regardés, pleins, en même temps, d’orgueil et de servilité, puisqu’ils sont deux. Il y a plus de trouble sur la femme que sur l’homme, malgré leur égalité: elle est définitivement marquée, et ce qu’elle a fait est plus grand que ce qu’il a fait. Elle serre et tient l’hôte de sa chair, tandis que la buée de leur souffle et de leur chaleur les entoure.

* * *

L’amour! Cette fois, il n’y a pas eu, pour pousser l’un sur l’autre ces deux êtres, de stimulant équivoque. Il n’y a pas eu de voile, de nuit, de subtilité coupable. Il n’y a eu que deux corps jeunes et beaux comme deux magnifiques animaux pâles, qui se sont rejoints avec les cris simples et les gestes de toujours.

S’ils ont violé des souvenirs et des vertus, c’est par la force même de leur amour, et leur ardeur a tout purifié comme un bûcher. Ils furent innocents dans le crime et dans la laideur. Ils n’ont pas, ceux-là, de regret, de remords; ils continuent à triompher. Ils ne savent pas ce qu’ils ont fait; ils croient qu’ils se sont unis.

* * *

Ils sont assis au bord du lit. Malgré moi, je rentre le cou avec angoisse, à les voir si proches de moi et si terribles. J’ai peur de l’être énorme et tout-puissant, qui m’écraserait s’il savait que nous sommes face à face.

Il lui dit, la tête préoccupée par l’acte accompli, montrant, par ses vêtements entr’ouverts, sa grande poitrine de marbre, et ayant cueilli dans sa main sombre la douce main calmée, endormie:

– Maintenant, tu es à moi pour toujours. Tu m’as fait connaître l’extase divine. Tu as mon cœur et j’ai ton cœur. Tu es mon épouse éternelle.

Elle dit:

– Tu es tout.

Et ils s’appuient plus encore l’un sur l’autre, chargés d’augmentante et d’exigeante adoration. Comme ils n’ont pas su ce qu’ils faisaient, ils ne savent pas ce qu’ils disent, avec leurs bouches mouillées l’une de l’autre, leurs yeux fixes et éblouis qui ne leur servent qu’à s’embrasser, leurs têtes pleines de mots d’amour.

Ils partent pour la vie comme un couple de légende, inspirés et vermeils: le chevalier qui n’a de ténébreux que le marbre noir de ses cheveux, et qui arbore sur son front des ailes de fer ou une crinière de bête, et la vague prêtresse fille des dieux païens, ange de la nature.

Ils brilleront au soleil; ils ne verront rien autour d’eux, aveuglés par le jour, et ils ne subiront de lutte que celle de leurs deux corps, dans les colères superbes de leur passion, ou que l’affût de leurs jalousies, car deux amants sont beaucoup plus deux ennemis que deux amis. Ils n’auront de souffrance que la tension aiguë de leur désir, lorsque le soir oppressera leur corps d’une tiédeur aussi forte que celle d’un lit.

Il me semble qu’à travers les apparences du décor et de l’époque, je les suis des yeux à travers la vie qui n’est pour eux que des plaines, des montagnes, ou des forêts; je les regarde, voilés d’une lumière, protégés pour un temps contre les magies affreuses du souvenir et de la pensée, défendus contre l’importance de l’ombre et les embûches infinies du grand cœur qu’ils portent malgré tout.

Et ces préludes de leur destinée, je les lis dès ce premier enlacement, dont ma haute contemplation a respecté tous les détails, que j’ai vu dans sa grandeur et dans ses petitesses, et que j’ai bien fait de voir ainsi.

* * *

Il y a une forme féminine au fond de la chambre grise. Une autre femme? Il me semble que c’est toujours la même…

Dans la pénombre, elle est dévêtue, blanche, pâle, avec des bandelettes sanglantes près d’elle. Le dos courbé, la tête penchée, elle saigne… Attentive à sa faiblesse et tout attristée, elle se regarde saigner comme une urne penchée.

Je n’ai jamais eu à ce point l’impression de la pauvreté sacrée des êtres humains. Ce n’est pas une maladie, c’est une blessure, un sacrifice. Ce n’est pas plus une maladie que son cœur. Elle en est empourprée comme une impératrice.

… Pour la première fois que je suis ici, un mouvement de piété me fait détourner les yeux.

Le règne obscur du croyant a ses récompenses, on admire tout ce qu’on se donne la peine d’approfondir. Notre mère n’est, pour chacun de nous, qu’une femme mieux comprise.

* * *

Je ne regarde plus. Je m’assois et je m’accoude. Je pense à moi. Où en suis-je maintenant? Je suis bien seul. Ma situation est perdue. Bientôt je n’aurai plus d’argent. Qu’est-ce que je vais faire dans la vie? Je ne sais pas. Je chercherai; il faudra bien que je trouve.

Et tranquillement, et lentement, j’espère.

… Il ne faut plus de tristesse, il ne faut plus d’angoisse et de fièvre… Loin, loin de toutes ces affreuses choses si graves, dont la vue est terrible à supporter, si le restant de ma vie s’écoulait dans le calme, dans la paix!

J’aurai quelque part une existence sage, occupée – et que je gagnerai régulièrement.

Et toi, tu seras là, ma sœur, mon enfant, ma femme.

Tu seras pauvre pour ressembler davantage à toutes les femmes. Afin que nous puissions vivre, je travaillerai toute la journée, et je serai par là ton serviteur. Tu travailleras affectueusement pour nous dans cette chambre où, durant mon absence, tu n’auras près de toi que la pure et simple présence de ta machine à coudre… Tu pratiqueras l’ordre si bon, qui n’oublie rien, la patience longue comme la vie, et la maternité lourde comme le monde.

Je rentrerai, j’ouvrirai la porte dans l’ombre. De la chambre voisine d’où tu porteras la lampe, je t’entendrai venir: une aube t’annoncera. Tu m’intéresseras par l’aveu paisible, et sans autre but que de me donner ta parole et ta vie, de ce que tu auras fait pendant que je n’étais pas là. Tu me raconteras tes souvenirs d’enfance. Je ne les comprendrai guère, car tu ne pourras, forcément, m’en donner que des détails insuffisants; je ne les saurai pas, je ne pourrai pas les savoir, mais j’aimerai cette si douce langue étrangère que tu murmureras.

Nous parlerons de l’enfant futur, et sur cette vision, tu pencheras ton front et ton cou blancs comme le lait, et nous entendrons d’avance le berceau se balancer avec un bruit d’ailes. Et fatigués, et même vieillis, nous ferons des rêves frais avec la jeunesse de notre enfant.

Après cette rêverie, nous ne penserons pas loin, mais tendrement. Le soir, nous penserons à la nuit. Tu seras pleine d’une pensée heureuse; la vie intérieure sera gaie et lumineuse non par ce que tu verras, mais par ton cœur; tu rayonneras comme un aveugle.

Nous veillerons l’un en face de l’autre. Mais peu à peu, à mesure que l’heure s’avancera, les paroles deviendront plus vagues, plus clairsemées. C’est le sommeil qui effeuillera ton âme. Tu t’endormiras sur la table, tu me sentiras veiller de plus en plus…

La tendresse est plus grande que l’amour. Je n’admire pas l’amour charnel, là où il est seul et nu; je n’admire pas son paroxysme désordonné et égoïste, si grossièrement bref. Et pourtant, sans l’amour, l’attachement de deux êtres est toujours faible. Il faut que l’amour s’ajoute à l’affection, il faut ce qu’il apporte à une union, d’exclusivité, de rapprochements et de simplicité.