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Puis, la décomposition change de nature. C’est la fermentation butyrique, qui produit des acides gras dénommés vulgairement gras de cadavre. C’est la saison des dermestes, – insectes carnassiers qui produisent des larves munies de longs poils, – et de papillons: les aglossas. Les larves des dermestes et les chenilles des aglossas présentent cette particularité qu’elles peuvent vivre dans les matières grasses «qui se moulent, comme du suif, au fond des bières»; quelques-unes de ces matières cristalliseront et luiront comme des paillettes, plus tard, dans la poussière définitive.

Voici maintenant la quatrième escouade. Elle accompagne la fermentation caséïque, et elle est composée: de mouches, les pyophilas, qui donnent ses vers au fromage – vers reconnaissables aux sauts caractéristiques qu’ils exécutent – et de coléoptères, les corynètes.

La fermentation ammoniacale, la liquéfaction noire des chairs, appelle un cinquième envahissement: il y a là des mouches, les lonchéas, les ophyras et les phoras, si nombreuses que, sur les cadavres exhumés au cours de cette période, les débris noirâtres de leurs chrysalides apparaissent, selon l’expression d’un médecin légiste, «comme de la chapelure sur les jambonneaux» et que des nuées de mouches s’échappent de la bière quand il arrive qu’on la remonte et qu’on l’ouvre pendant cette phase. La décomposition déliquescente noire est préférée aussi par des coléoptères: les silphides, et les neuf espèces de nécrophores.

Maintenant, la putréfaction a à peu près accompli son œuvre. La période qui s’ouvre est celle de la dessiccation et de la momification du cadavre sous les linceuls et les vêtements empesés par les liquides gélatineux de la période précédente. Tout ce qui reste de la matière molle, de pâte organique, farineuse et friable, et de savons ammoniacaux, est dévoré par une autre espèce de bêtes: des acariens, ronds et crochus, à peine visibles à l’œil nu. De quinze jours en quinze jours, leur nombre décuple: au commencement, il y en avait vingt; au bout de deux mois et demi, il y en a deux millions.

Aux acariens succède une septième immigration. Ce sont des sortes de mites, les aglossas, qui étaient déjà venues au moment de l’écoulement des acides gras, puis avaient disparu. Celles-là rongent, scient, émiettent les tissus parcheminés, les ligaments et tendons, transformés en une matière dure, d’apparence résineuse – ainsi que les poils, les cheveux et les étoffes. Le corps est d’une couleur dorée, bronzée, et répand une forte odeur de cire.

Enfin, au bout de trois ans, la dernière nuée de travailleurs. Que dévorent-ils, ceux-là? Tout ce qui reste, tout, jusqu’aux débris des insectes qui à l’état larvaire se sont succédé sur le cadavre. L’effaceur suprême est un petit coléoptère noir dont le nom scientifique est tenebrio obscurus .

Après lui, il ne reste plus rien que, malgré lui, quelques débris de débris autour des os blanchis, et une petite masse compacte au fond de la boîte crânienne. Cette sorte de terreau brun, granuleux, qui poudre la pierre humaine et qu’on croirait être le dernier résidu des chairs, n’est même pas cela. C’est l’accumulation des carapaces, des pupes, des chrysalides et des excréments des dernières générations d’insectes dévorateurs.

Trois ans se sont passés. Tout est fini. La créature qui a été adorée et a adoré est retournée tout entière en trois ans au règne minéral. La puanteur a disparu; c’était la dernière marque de vie; elle s’anéantit, hélas, et il n’y a même plus de deuil.

Et tous les habitants du monde auront passé par là dans quelques années. Depuis que je médite, un quart d’heure peut-être, un millier d’êtres humains sont morts sur la surface du monde.

Leurs corps, agglomérations de cellules, leurs cellules, agglomérations d’atomes (fragments indivisibles de la matière) – sont jetés à d’autres combinaisons. La cellule! Cette unité organique a une dimension qui varie entre un millième et un dix-millième de millimètre. L’atome! C’est un élément inconnu et supposé. Si on lui accorde une dimension à peu près conforme à la vraisemblance en se basant sur la petitesse des éléments anatomiques, on trouve que, dans une sphère de matière du diamètre d’une tête d’épingle, il y en aurait un nombre représenté par un huit suivi de vingt-et-un zéros, et que, pour compter tous les éléments primordiaux d’une tête d’épingle, à raison d’un par seconde et par homme, l’humanité tout entière, occupée sans relâche, mettrait deux cent mille ans.

C’est de cette poussière qu’est fait le Globe.

Et le Globe lui-même n’est rien dans l’univers.

… Sur une feuille de papier, un point ténu, à peine visible; autour, on trace une circonférence qui prend toute la largeur de la feuille; le point, c’est la Terre; le cercle figure le Soleil; telle est la proportion. Sur une autre feuille, un point, fait du bout de la plume posée: c’est le Soleil, si large sur la feuille mise de côté. Une sphère est représentée par un cercle qui va d’un bord à l’autre du papier: c’est Canopus, une étoile; le Soleil est aussi menu par rapport à Canopus que la Terre par rapport au Soleil. Et Bételgeuse, ce céleste point brillant qu’aimaient tant nos ancêtres, son diamètre est aussi grand que la distance de la Terre au Soleil. Ce gris sur ce papier, ce n’est pas de la couleur grise, mais des petits points rapprochés. Chaque petit point est une étoile, comme le Soleil ou comme Canopus, ou plus grande… C’est un fragment de la carte du ciel. Fragment infime, puisqu’on évalue à cent millions le nombre des étoiles dont on a perçu l’image et qu’il y en a sur cette feuille à peu près trois mille. On ne perçoit cent millions d’étoiles que parce que les instruments d’optique ne peuvent agrandir le champ visuel que jusqu’aux étoiles de vingt-et-unième grandeur, et ne permettent de voir que dix-sept mille fois plus d’étoiles que l’œil nu; mais qui oserait prétendre que les étoiles extrêmes que nous percevons limitent l’univers? Et la grandeur des étoiles, si énorme qu’elle soit, n’est rien au regard des espaces vides qui les séparent. L’étoile la plus rapprochée de nous après le Soleil, l’étoile Alpha de la constellation du Centaure, est à dix mille milliards de lieues de nous. Arcturus est à trois cent vingt-quatre mille milliards de kilomètres; Arcturus se meut dans l’espace à raison de deux mille six cent quarante millions de kilomètres par année – et depuis trois mille ans qu’on observe et qu’on pointe sa place sur les cartes astronomiques, elle ne semble pas avoir bougé. L’étoile 1830 du catalogue de Groombridge est à huit cent mille milliards de kilomètres…

À cause de la formidable envergure de sa vitesse, la lumière amoindrit follement les chiffres, et rend leurs immensités plus sensibles… La lumière parcourt l’éther à raison de trois cent trente mille kilomètres à la seconde. Elle met un peu plus de huit minutes pour venir du Soleil, de sorte que l’image que nous en avons est celle de l’astre tel qu’il était huit minutes avant notre contemplation. Elle met quatre ans et quatre mois pour venir de l’étoile la plus rapprochée; trente-six ans pour venir de l’Étoile Polaire… Elle met plusieurs siècles pour venir de certaines étoiles qui se présentent ainsi à nous telles qu’elles étaient il y a plusieurs siècles. Et si ces étoiles nous regardent, elles nous voient avec le même vertigineux retard… Cette constellation, qui surmonte la ville vivante et mourante d’un diadème triste parce qu’il est trop grand, nous ne savons pas ce que c’est. Tout au plus nous doutons-nous que chacun de ses points a quelque analogie avec le brûlant Soleil, avec la boule de feu que hérissent des flammes grandes comme la distance de la Terre à la Lune. Si les yeux d’une de ces étoiles sont plus perçants que les nôtres, que voit-elle ici-bas, à l’instant où je parle?… Parmi les formes terrestres convulsées encore et tremblantes de quelque grande crise géologique, elle voit, sur une éminence, un seul être se dégager de la terre qui attire ses quatre membres, se tendre debout en chancelant encore, et une seule face encore bestiale et effarée d’ombre lever obscurément les yeux. Et entre telle autre étoile et nous, l’échange de lumière ne s’est pas encore effectué, depuis le commencement d’elle, et lorsque son aspect se sera transporté jusqu’à nous, elle sera peut-être détruite depuis des éternités…

Et ces éternités me font penser au temps. Combien il y a-t-il de temps que la Terre existe? Depuis que la masse gazeuse mondiale s’est détachée de l’équateur de la nébuleuse solaire, combien de milliards de siècles se sont écoulés? On ne sait. On suppose que pour la seconde phase – de beaucoup la plus courte – de sa transformation, c’est-à-dire pour passer de l’état liquide à l’état solide, il a fallu trois cent cinquante millions d’années.

L’atome, le plus petit élément de la matière. Voici maintenant le plus grand élément: le monde stellaire. Non pas l’ensemble réel ou même visible du firmament, qui est incommensurable, mais la partie qui en a été mesurée par la science. L’investigation scientifique se borne à un rayon de huit cent mille milliards de kilomètres à partir de la Terre. Au delà de ce rayon, qui n’embrasse que les astres les plus proches, les mondes ne présentent pas, par rapport au mouvement de la terre, un déplacement apparent nous permettant d’apprécier leur distance, et nous n’avons plus aucune donnée sur les espaces sidéraux. L’univers exploré par le calcul est donc représenté par une sphère dont le rayon aurait huit cent mille milliards de kilomètres. Les nombres qui déterminent cette sphère sont les plus grands qu’on puisse appliquer à la réalité. Ils donnent, comme volume, deux mille cent quarante-cinq sexdécillions de mètres cubes. Comme, d’autre part, le nombre d’atomes contenu dans un mètre cube est, en nous référant à la dimension hypothétique que nous avons accordée à l’atome, d’un décillion , le rapport entre la plus grande chose et la plus petite est un nombre tel, que la science n’a pas de terme pour l’exprimer. Jamais on ne s’en est servi: je suis peut-être le premier homme qui le fait, dans le besoin de précision énorme qui me tourmente ce soir. D’après l’étymologie latine des noms des nombres, ce nombre vierge qui formule ce que l’univers peut contenir d’atomes commencerait à s’énoncer ainsi: deux octovigentillions … Il est composé d’un deux suivi de quatre-vingt-sept chiffres. Rien ne peut donner une idée de l’immensité de ce nombre, qui exprime la nature depuis ses fondements jusqu’à son extrême frontière attingible.