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XIV

Je suis seul cette nuit. Je veille devant ma table. Ma lampe bourdonne comme l’été sur les champs. Je lève les yeux. Les étoiles écartent et poussent le ciel au-dessus de moi, la ville plonge à mes pieds, l’horizon s’enfuit éternellement à mes côtés. Les ombres et les lumières forment une sphère infinie, puisque je suis là.

Ce soir je ne suis pas tranquille; une vaste angoisse m’a saisi. Je me suis assis comme si j’étais tombé. Comme le premier jour, je dirige ma figure vers la glace, attiré par moi-même; je fouille mon image, et comme le premier jour, je n’ai qu’un cri: «Moi!»

Je voudrais savoir le secret de la vie. J’ai vu des hommes, des groupes, des gestes, des figures. J’ai vu briller dans le crépuscule les yeux tremblants d’êtres profonds comme des puits. J’ai vu la bouche qui, dans un épanouissement de gloire, disait: «Je suis plus sensible que les autres, moi!» J’ai vu la lutte d’aimer et de se faire comprendre: le refus mutuel des deux interlocuteurs et la mêlée de deux amants, les amants au sourire contagieux, qui ne sont amants que de nom, qui se creusent de baisers, qui s’étreignent plaie à plaie pour se guérir, qui n’ont entre eux aucun attachement, et qui, malgré leur rayonnante extase hors de l’ombre, sont aussi étrangers que la lune et le soleil. J’ai entendu ceux qui ne trouvent un peu de paix que dans l’aveu de leur honteuse misère, et les figures qui ont pleuré, pâles, avec les yeux comme des roses.

Je voudrais embrasser tout cela à la fois. Toutes les vérités n’en font qu’une (il m’a fallu venir jusqu’à ce jour pour comprendre cette chose si simple); c’est cette vérité des vérités dont j’ai besoin.

Ce n’est pas par amour des hommes. Il n’est pas vrai qu’on aime les hommes. Personne n’a aimé, n’aime et n’aimera les hommes. C’est pour moi, – uniquement pour moi, que je cherche à atteindre et à gagner cette pleine vérité qui est par-dessus l’émotion, par-dessus la paix, par-dessus même la vie, comme une espèce de morte. Je veux y puiser une direction, une foi; je veux m’en servir pour mon salut.

Je regarde les souvenirs captivés depuis que je suis ici; ils sont si nombreux que je suis devenu pour moi-même un étranger, et que je n’ai presque plus de nom; je les écoute. Je m’évoque moi-même, tendu sur le spectacle des autres, et m’en emplissant comme Dieu, hélas – et, dans une attention suprême, j’essaye de voir et d’entendre ce que je suis. Ce serait si beau de savoir qui je suis!

Je pense à tous ceux qui, jusqu’à moi, ont cherché, – savants, poètes, artistes, – à tous ceux qui ont peiné, pleuré, souri vers la réalité, près des temples carrés ou sous la voûte ogivale ou dans les jardins nocturnes, dont le sol n’est plus qu’un souple parfum noir. Je pense au poète latin qui a voulu rassurer et consoler les hommes en leur montrant la vérité sans brume comme une statue. Un fragment de son prélude me revient en mémoire, appris autrefois, puis rejeté et perdu comme presque tout ce que je me suis donné la peine d’apprendre jusqu’ici. Il dit dans sa langue lointaine, barbare au milieu de ma vie quotidienne, qu’il veille pendant les nuits sereines pour chercher dans quelles paroles, dans quel poème, il apportera aux hommes les idées qui les délivreront. Depuis deux mille ans, les hommes sont toujours à rassurer et à consoler. Depuis deux mille ans, je suis toujours à délivrer. Rien n’a changé la face des choses. L’enseignement du Christ ne l’aurait pas changée, même si les hommes ne l’avaient pas abîmée au point de ne plus pouvoir honnêtement s’en servir. Viendra-t-il, le grand poète qui délimitera et éternisera la croyance, le poète qui sera non un fou, non un ignorant éloquent, mais un sage, le grand poète inexorable? Je ne sais, bien que les hautes paroles de l’homme qui a fini là m’aient donné une vague espérance de sa venue et le droit de l’adorer déjà.

Mais moi, moi! Moi qui ne suis rien qu’un regard, comme j’en ai recueilli, de destinée? Je suis là à m’en ressouvenir. Je ressemble malgré tout à un poète au seuil d’une œuvre. Poète maudit et stérile qui ne laissera pas de gloire, auquel le hasard a prêté la vérité que le génie lui eût donnée; œuvre fragile qui passera avec moi, mortelle et fermée aux autres comme moi, mais œuvre sublime pourtant, qui montrerait les lignes essentielles de la vie et raconterait le drame des drames.

* * *

Qu’est-ce que je suis? Je suis le désir de ne pas mourir. Ce n’est pas seulement ce soir, où me pousse le besoin de construire le rêve solide et puissant que je ne quitterai plus, mais toujours. Nous sommes tous, toujours, le désir de ne pas mourir. Il est innombrable et varié comme la complexité de la vie, mais c’est, au fond, ceci: continuer à être, être de plus en plus, s’épanouir et durer. Tout ce qu’on a de force, d’énergie et de lucidité, sert à s’exalter, de quelque façon que ce soit. On s’exalte avec des impressions nouvelles, des sensations nouvelles, de nouvelles idées. On s’efforce de prendre ce qu’on n’a pas pour se l’ajouter. L’humanité, c’est le désir du nouveau sur la peur de la mort. C’est cela: je l’ai vu, moi. Les mouvements instinctifs et les cris libres étaient dirigés toujours dans le même sens comme des signaux, et, au fond, les paroles les plus dissemblables étaient pareilles.

* * *

Mais après… Où sont les mots qui éclairent la voie? Si c’est cela, l’humanité, qu’est-elle dans le monde, et qu’est-ce que le monde?

Je me souviens, je me souviens, comme on appellerait au secours… Un jalon, une borne, où la sainte inquiétude se pose: l’importance d’un être humain parmi les choses, cette importance que j’ai mis toute ma vie à comprendre…

L’immensité de chacun de nous: premier grand signe dans le noir. C’est vrai que le cœur fait son deuil ou sa fête avec toute la nature, et, aux yeux du plus humble des contemplateurs, c’est vrai que dans le ciel provençal les étoiles ont pâli lorsque Mireille est apparue à sa petite fenêtre.

Je suis au milieu du monde. Les astres me couronnent. La terre me porte et m’élève. Je me tiens au sommet des siècles. Je ramène tout à moi, les vastes ou les petites choses de l’esprit et du cœur. De ma main devant les yeux, le jour, je fais la nuit, et la nuit, je me cache la nuit; si je ferme les yeux, l’azur ne peut plus rien être. À partir de moi, toutes les grandeurs vont se rapetissant.

* * *

J’ai appuyé ma tête sur ma main.

Alors mes doigts sentent les os de mon crâne: l’orbite, la dépression de la tempe, la mâchoire. Un crâne…

Un crâne! Mais je connais cela! Mon crâne est semblable aux autres.

Cette ressemblance de moi et de tous, je n’y avais jamais pensé. Je la vois. Je vois, à travers un peu d’ombre, mes os, mes ossements. Je reconnais dans moi-même mon fantôme éternel de poussière, mon squelette, comme on reconnaît quelqu’un. Je le touche, je le palpe, le monstre morne et blanc que je suis au fond…

Mes rêves de grandeur se sont écroulés, puisque mon crâne est semblable aux autres, à tous ceux qui furent.

Combien y en a-t-il eu? Si l’humanité date de cent mille ans, ce qui est sans doute au-dessous de la vérité, comme il vit sur la Terre un milliard et demi d’habitants qui se renouvellent tous les trente ans, cela fait quatre mille cinq cent milliards de crânes qui tombent en poussière depuis les hommes.

* * *

J’irai dans la terre. J’aurai eu une maladie, ou une plaie qui feront pourrir plus vite un coin de ma chair. Je mourrai sans doute de maladie, quelque organe atrophié, rompu, arrêté – ou bien affolé, brisant tout le reste; je mourrai d’une maladie, tout le sang en dedans… (J’aimerais mieux m’en aller dans la pourpre d’une blessure…)

Et moi aussi, on m’enterrera comme les autres, quoique cela puisse paraître étrange. Déjà comme un avertissement de la boue (les paroles du poète reviennent à moi et m’accablent), j’ai cette poussière qui vient sur moi tous les jours, dont je suis obligé de me laver, dont je me défends, dont je m’arrache: c’est l’ange sombre de la terre.

Dans le frêle cercueil, mon corps deviendra la proie des insectes, du pullulement irrésistible de leurs larves. Innombrable envahissement qui se multiplie! Linné a pu dire que trois mouches consomment un cadavre aussi vite que le fait un lion.

J’ai ouvert un livre que j’ai là. Je me plonge dans le détail. J’y apprends ce qui m’attend, moi! J’y apprends mon histoire future.

Les animaux des cimetières se succèdent par périodes; chaque espèce vient en son temps, de sorte qu’on reconnaît l’âge d’un cadavre à la foule qui s’en repaît. Il y a ainsi à travers les corps abandonnés huit immigrations successives qui correspondent aux huit phases de la fermentation putride par laquelle, peu à peu, l’intérieur du corps s’extériorise.

Je veux les connaître, voir d’avance ce que je ne verrai pas – et palpiter ce que je ne ressentirai pas.

De petites mouches, les curtonèvres, hantent le corps quelques instants avant la mort… Je les entendrai. Certaines émanations leur indiquent l’imminence d’un événement qui va leur procurer avec une abondance débordante des aliments pour leurs larves, et lourdes d’œufs, elles s’acharnent déjà à pondre dans les narines, dans la bouche, et aux coins des yeux.

À peine la vie a-t-elle cessé, que d’autres mouches affluent. Dès que le pauvre souffle de corruption devient sensible, d’autres encore: la mouche bleue, la mouche verte, dont le nom scientifique est Lucilia Cœsar , et la grande mouche au thorax rayé de blanc et noir qu’on appelle «grand sarcophagien». La première génération de ces mouches accourues à l’affreux signal peut former à elle seule dans le cadavre sept à huit générations qui se prolongent et s’entassent pendant trois à six mois: «Chaque jour, dit Mégnin, les larves de la mouche bleue augmentent de deux cents fois leur poids…» La peau du cadavre est alors d’un jaune tirant légèrement sur le rose, le ventre est vert clair, le dos vert sombre. Ou du moins, telles en seraient les teintes, si cela ne se passait pas dans l’ombre.