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IX

La fenêtre était grande ouverte. Le soir entrait, vibrant, abondant, comme une saison. Je vis dans les rayons poudroyants du couchant trois personnes placées à contre-jour des longs reflets mordorés. Un vieillard, l’air chagrin et brisé, au visage labouré de rides, assis dans le fauteuil tiré près de la fenêtre; une grande jeune femme aux cheveux très blonds qui présentait une figure de madone. Un peu à l’écart, une femme enceinte était assise et, de son œil fixe, semblait contempler l’avenir.

Celle-ci ne se mêlait point à la conversation, soit qu’elle fût de condition plus modeste, soit que sa pensée se consacrât toute à l’événement de sa chair. On voyait, dans le demi-jour où elle s’était retirée, sa forme grossie et doucement monstrueuse, et son tendre rictus absorbé.

Les autres causaient. L’homme employait une voix cassée, inégale. Un peu de trépidation fébrile le prenait parfois aux épaules, et il avait de temps à autre de brusques mouvements qui ne venaient pas de lui; ses yeux étaient bridés, sa parole portait l’empreinte d’un accent étranger. Elle, elle se tenait tranquillement à côté de lui, avec sa clarté et sa douceur du Nord, si blanche et si dorée que la lueur du jour semblait mourir plus lentement qu’ailleurs, sur sa pâle figure argentée et l’auréole diffuse de ses cheveux.

Était-ce un père et sa fille, un frère et sa sœur? On sentait qu’il l’adorait, mais que ce n’était pas sa femme.

Il la regarda de ses yeux éteints où le soleil qui était sur elle mit un reflet.

Il dit:

– Quelqu’un va naître; et quelqu’un va mourir.

La femme enceinte fit un mouvement. L’autre cria à mi-voix, vivement penchée vers lui:

– Que dites-vous, Philippe!…

Il sembla indifférent à l’effet produit par ses paroles, comme si cette protestation n’eût pas été sincère, ou était vaine.

Il n’était peut-être pas vieux; ses cheveux me paraissaient à peine grisonnants. Mais il était saisi par une souffrance mystérieuse, qu’il supportait mal, dans une crispation continue. Il n’avait pas longtemps à vivre. Cela se voyait à des signes éternels autour de lui: une pitié effrayée et trop discrète dans les regards, et déjà un deuil presque insupportable.

* * *

Il se met à parler après un effort de sa chair pour rompre le silence. Comme il est placé entre la fenêtre ouverte et moi, ses paroles se dissipent en partie dans l’espace.

Il parle de voyages. Je crois aussi qu’il a parlé de son mariage, mais je n’ai pas entendu ce qu’il en a dit.

Il se ranime, sa voix s’élève; elle est, à présent, d’une profonde et angoissante sonorité. Il vibre; une passion contenue anime ses gestes, ses regards, attiédit et agrandit ses paroles. On voit à travers lui l’homme actif et brillant qu’il devait être, avant d’avoir été souillé par la maladie.

Il a tourné un peu la tête et je l’entends mieux.

Il rappelle les villes et les pays parcourus, les énumère. C’est comme des noms sacrés qu’il invoque, des cieux lointains et différents qu’il supplie: l’Italie, l’Égypte, les Indes. Il est venu ici, entre deux étapes, pour se reposer; et il se repose, inquiet, comme un fugitif se cache. Il va falloir repartir, et ses yeux ont resplendi. Il dit tout ce qu’il veut voir encore. Mais le crépuscule se fonce peu à peu; la tiédeur de l’air se dissipe comme un bon rêve; et il pense seulement à tout ce qu’il a vu:

– Tout ce que nous avons vu, tout ce que nous apportons d’espace avec nous!

Ils donnent l’idée d’un groupe de voyageurs jamais calmés, de fuyards éternels, arrêtés un instant de leur course insatiable, dans un coin du monde qu’on sent petit, à cause d’eux.

* * *

– Palerme… La Sicile…

Il tâche de s’enivrer du souvenir spacieux, puis qu’il n’ose pas aller dans l’avenir. Je vois l’effort qu’il fait pour se rapprocher de quelque point lumineux des jours écoulés.

– Carpeia, Carpeia! fit-il. Vous souvenez-vous, Anna, de cette matinée enchantée de lumière? Le passeur et sa famille étaient à table en pleine campagne. Quelle flamme sur la nature!… La table ronde et pâle comme un astre. Le fleuve luisait. Au bord, des tamaris avec des lauriers-roses. Non loin était le barrage au soleil: le long coup d’épaule étincelant du fleuve… Le soleil fleurissait toutes les feuilles. L’herbe brillait comme si elle eût été pleine de rosée. Les buissons semblaient avoir des bijoux. Le vent était si faible que c’était un sourire, pas un soupir.

Elle l’écoutait; elle recueillait ses paroles, ses révélations, placide, profonde et limpide comme un miroir.

– La famille du passeur, reprit-il, n’était pas au complet. La jeune fille s’était éloignée, et, à l’écart des siens, assez loin pour ne pas les entendre, rêvait, assise sur un banc rustique. Je vois l’ombre doucement verte du grand arbre sur elle. Elle était au bord du mystère violet du bois, avec sa pauvre robe.

«Et j’entends les mouches qui bourdonnaient dans cet été lombard, autour de la rivière sinueuse qu’on longeait et qui, à mesure, se déployait avec des grâces.

«… Qui dira, murmura l’évocateur, qui traduira dans une œuvre le bourdonnement d’une mouche! C’est impossible. Peut-être parce que ce bourdonnement ne fut jamais isolé, et que toutes les fois que nous l’entendîmes, il était mêlé à la musique universelle d’un moment.

* * *

«Là où j’ai eu le plus l’impression du soleil du Midi, continua-t-il, considérant un autre souvenir, c’est à Londres, dans un musée; devant un tableau représentant un effet de soleil dans la campagne romaine, un petit Italien en costume, un modèle, tendait son cou. Parmi l’immobilité des gardiens mornes, et le courant des visiteurs pluvieux, dans le gris et l’humidité, il rayonnait; il était muet, sourd à tout, plein de soleil secret, et il avait les mains unies, presque jointes; il priait le divin tableau.

– Nous avons revu Carpeia, dit Anna. Le hasard de nos voyages nous y a fait passer en novembre. Il faisait grand froid; nous avions toutes nos fourrures; le fleuve était gelé.

– Oui, et on marchait sur l’eau! C’était désolé et curieux. Tous les gens qui vivaient de l’eau: le passeur, les pêcheurs, les mariniers, les laveuses et les maris des laveuses, – tous ces gens-là marchaient sur l’eau.

Il fit une pause; puis il demanda:

– Pourquoi certains souvenirs restent-ils impérissables?

Il enfouit sa figure dans ses mains tristes et nerveuses, et souffla:

– Pourquoi, pourquoi!

* * *

– Notre oasis, – reprit-elle, pour l’assister dans son œuvre de souvenirs, ou bien parce qu’elle-même partageait le vertige de revivre – c’était, dans votre château de Kief, le coin des tilleuls et des acacias.

«Tout un côté de la pelouse est toujours jonché de fleurs en été et de feuilles en hiver.

– C’est là, dit-il, que je vois encore mon père. Il avait l’air bon. Il était revêtu d’un gros manteau de drap pelucheux, et portait une toque de feutre rabattue sur les oreilles. Il avait une grande barbe blanche, et ses yeux pleuraient un peu, à cause du froid.

Il revint à son idée:

– Pourquoi gardé-je de mon père ce souvenir plutôt que tel autre? Quel signe extraordinaire me le désigne seul? Je ne sais, mais c’est là l’image de lui. C’est ainsi qu’il dure en moi, c’est ainsi qu’il n’est pas mort.

Puis il trembla presque en disant:

– J’aime Bakou. Je ne reverrai plus ce pays. Près des puits de pétrole, ce grand paysage gris, démesuré. De la boue, des flaques d’huile très sombres et irisées. Un vaste ciel, dépouillé d’azur. Des chemins interminables où les ornières brillent comme des rails. Les bâtiments noirs et luisants comme les hommes. L’odeur du pétrole; partout, jusque sur les fleurs, l’éternelle odeur de la mer souterraine.

«Je ne reverrai plus ce pays. D’ailleurs je n’y connais plus personne. L’année dernière le vieil avare Borine était encore là à amasser et à compter son argent.

– Quand il a senti venir la mort, dit la jeune femme, il a dit: «Je vais être ruiné.»

Le jour baissait. La femme paraissait de plus en plus visible parmi les autres, et de plus en plus belle.

– Il avait, lui aussi, une grande bonté sur les traits. Pourquoi les avares, qui aiment une chose d’amour, n’auraient-ils pas l’air bon?

Un léger frisson secoua les épaules du malade.

– Fermez la fenêtre, je vous prie, dit-il. J’ai froid.

Quand on l’eut fermée, du silence tomba. Elle dit:

– J’ai reçu une lettre de Catherine de Berg.

– Toujours la même?

– Oui: elle se meurt de regret. Elle a beau aller de pays en pays – elle était la semaine dernière aux îles Baléares – elle traîne partout, comme une sorte de paresse, son veuvage inconsolable. Quelle force il faut pour être ainsi inconsolable! Elle combat sa jeunesse et sa beauté. Elle ne voyage pas pour atténuer son deuil, mais pour l’augmenter, le mettre partout dans le monde. En réalité, elle ne veut aucune distraction. Cela la désole quand, par une revanche de la vie, elle oublie un instant. Un jour, je l’ai vue pleurer parce qu’elle avait ri. Et pourtant, son chagrin est calme à voir, aussi calme que sa grâce sur sa figure.