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– «Condamné par la science», quelle expression stupide!

– Ceux qui croient en Dieu devraient bien faire remonter la responsabilité plus haut.

Ils s’arrêtèrent près du seuil, au mot de Dieu. De nouveau, leur voix tomba, fut à peine perceptible, frémissante et acharnée.

– Celui-là, cria tout bas le vieillard, il est fou, il est fou!

– Ah! il vaut mieux pour lui qu’il n’existe pas! grommela l’autre avec un sarcasme haineux.

J’ai vu le vieux savant se tourner, du fond de la chambre grise, vers la fenêtre blanchissante, et tendre le poing au ciel, à cause de la réalité.

* * *

… Le malade tenait sa figure dissimulée derrière la grille de ses longs doigts. Un rêve splendide et précis sortait de sa bouche décomposée, qui nourrissait le mal abject, et toute cette pensée pure inondait la femme, à qui sans doute les médecins avaient parlé.

– L’architecture!… Que sais-je, moi! Voici, par exemple… Une place énorme: une nappe, une plaine de dalles démesurées, jetée sur les hauteurs de la ville du côté des faubourgs. Puis commence un portique. Des colonnes naissent. Elles se pressent bientôt, se multiplient, vertigineuses, si hautes que leurs grandes lignes fuyantes leur donnent l’air de s’effiler à leurs sommets, et qu’il semble que le toit soit l’ombre du soir ou de la nuit. Ainsi le quart de la place est couvert. C’est comme un palais colossal et grand ouvert, revêtu d’une sorte d’importance semi-naturelle, digne de recevoir comme hôtes le soleil levant, le soleil couchant. La nuit, la forêt immense et blafarde laisse tomber sur son sol de pierre une large clarté diffuse: l’aurore boréale d’un firmament de lampes.

«C’est là dedans que se concentre une grande partie de l’activité publique: le trafic, la bourse, l’art, les expositions, les cérémonies. La foule y fourmille et forme des ondoiements et des courants, qui tourbillonnent lentement aux carrefours, et l’œil s’y perd, dans le rêve des lignes verticales.

«De flanc, la colonnade plonge à pic dans l’autre quartier de la ville, comme une falaise. Tout cela n’a pas de style. L’immense architecture se présente en simplicité. Mais les proportions sont si vastes qu’elles distendent les regards et saisissent le cœur.»

Je le regardais fixement, cet homme en qui, d’heure en heure, le charnier augmentait, et soudain, je remarquai son cou. Il était large, gonflé par l’espèce d’être qui grossissait là… Tandis qu’il parlait, au fond, au fond, dans le noir de la bouche, on aurait presque pu le voir!

– De loin, reprit-il, lorsqu’on arrive par chemin de fer, on voit que la colonnade est plantée sur une montagne, et, du côté opposé à la ligne des portiques d’entrée, un escalier descend dans la plaine des jardins. Cet escalier! Il ne ressemble à rien d’existant, sinon, peut-être, aux ruines des Pyramides d’Égypte. Il est si large qu’il faut une heure pour en parcourir, dans le sens de la largeur, une marche. Il est brouillé d’ascenseurs qui montent et qui descendent comme de menues chaînes; il est piqué de plates-formes mouvantes, de monte-charges et de trains. C’est un escalier grand comme la montagne, la nature martyrisée sur des kilomètres carrés, refaite par le dessin linéaire, offerte en harmonie – car, d’en haut ou d’en bas, on embrasse l’escalier d’un seul coup d’œil – et aussi, profondément resculptée; des blocs, des collines entières qui pèsent sur lui et le dominent, bougent d’une étrange vie: ce sont des statues… Cette vague hauteur polie et lisse, qui tourne et s’infléchit selon une courbe qu’on ne comprend pas dès l’abord – c’est un bras.

Il avait sa voix pénétrante qui annonçait et qui donnait vraiment la beauté de son rêve.

Il continua à parler des choses magnifiques, tandis que quelques jours seulement le séparaient du cercueil. Et moi, qui l’écoutais distraitement, bouleversé surtout par l’antithèse de son corps et de son âme, j’aurais voulu savoir s’il savait…

– Un sculpteur est un enfant: des idées élémentaires, blanches, par lignes simples, rigides et tout d’une pièce. Idéal difficultueux que celui qu’il poursuit, presque désarmé devant la banalité, avec son instrument de travail rudimentaire. Les sculpteurs sont des enfants, et peu de sculpteurs sont des enfants prodiges.

Il chercha des statues dans son rêve:

– Il faut que l’œuvre sculpturale soit dramatique, théâtrale, même lorsqu’elle est à un seul personnage. Je ne comprends pas le «buste» qui n’a pas plus d’âme que de membres et qui est la traduction en pierre d’un tableau, qui serait plus vrai, – car le tableau possède, en commun avec le modèle, l’ombre.

Il parut regarder, et dire ce qu’il voyait:

– La statue en marbre de la Chute. Où cette immobilité tombe-t-elle toujours?

«Un grand sujet de sculpture: l’être adoré qu’on a perdu, soulevant la dalle du tombeau et vous montrant sa figure. Ce visage humain est à la fois infiniment désirable et terrifiant – à cause de lui et à cause de sa mort. Il s’exhale du fond de la terre, cadavre, et pourtant il est sous le ciel, puisqu’il est là, et qu’on le regarde. Derrière l’ombre de la tête, l’ombre de la main soutient la dalle.

«Je ne sais si c’est un mort ou une morte; c’est une tête chère, dont les traits ont pour le cœur une vie poignante, dont l’image réalise le miracle d’être bonne; mais elle est immobile et boueuse comme la terre, et quoique dirigée sur vous, elle n’entend rien. La bouche sourit, et c’est un mélange inexprimable d’amour et d’épouvante – parce que c’est son sourire, mais c’est aussi le rictus de la dernière seconde d’agonie. De quoi la bouche souriante est-elle humide… Sur quel monde d’infiniment petits, sur quel grand souffle glacé est-elle entr’ouverte? Les yeux pleurent vaguement, mais c’est aussi du liquéfiement. On pense au souvenir dont l’empreinte demeure sur cette face, au corps qui est sous elle. Le corps, seul dans la nuit, confus, disparaissant, répandu, dans les cachettes du soi; et la tête est là, blanche, éternelle épave qui flotte, qui s’approche, qui vous regarde, qui vous adresse son sourire et sa grimace… Doux monstre effroyable qui entr’ouvre la bouche du sépulcre, qui en sort, ami, qui y reste, ennemi!…»

* * *

Puis il parla de la peinture; il dit qu’elle a un relief que n’a pas la statuaire. Il évoqua l’immobilité incroyable des beaux portraits et le commandement jaloux de la figure peinte qui appelle les regards.

Il soupira: «Les artistes sont malheureux: ils ont tout à refaire. Tout dépend d’eux. Sait-on jamais ce que contient la parcelle de réalité qui se présente? Il faut trop de clairvoyance pour cela. Oui, trop – une clairvoyance qui déborde en hallucination. Les grands sont hors nature: Rembrandt a des visions, comme Beethoven entend des voix.»

Ce nom le mit dans la musique.

Il dit que, bien que la musique ait atteint une perfection dont il n’y a pas d’autre exemple depuis que l’homme s’acharne à l’innombrable œuvre d’art – à cause du seul Beethoven – il existe néanmoins entre les arts une hiérarchie selon la part de pensée qu’ils embrassent; que la littérature est pour cette raison au-dessus du reste: quelle que soit la quantité de chefs-d’œuvre actuellement réalisée, l’harmonie de la musique ne vaut pas la voix basse d’un livre.

* * *

– Anna, dit-il, quel est le plus poète, celui qui, dans la sonorité des belles phrases, traduit les belles images qui se présentent à nous, pressées, royales et triomphales comme les couleurs dans le jour, ou le poète du Nord qui, dans le décor nu et morne des coins gris, sous le jaune fumeux des fenêtres, en peu de mots, – montre que les figures se transfigurent et qu’il y a dans l’ombre séparant deux interlocuteurs, le seul infini qui soit!

– Ils ont tous les deux raison, sans doute.

– Moi, que toute mon enfance attirait vers ceux de l’exubérance et du soleil, je préfère maintenant les autres, au point de ne croire qu’en eux. La couleur est vide et s’étale. Anna, Anna, l’âme est un oiseau de nuit. Tout est beau; mais la beauté sombre est primordiale et maternelle. Dans la lumière, l’apparence; dans l’ombre, nous. L’ombre est la réalité de miracle qui traduit l’invisible.

Un mouvement qui le tourna de trois quarts me montra d’une façon nette la grosseur distendue de son cou.

– Oui, oui… continua-t-il avec un geste étroit, mais qui avait une sorte d’importance céleste, un pauvre geste prophétique, c’est dans la littérature qu’on puise le plus haut et le plus plein consentement à ce qui est; c’est elle qui assure de la façon la plus parfaite – presque la perfection même – la récompense de s’exprimer… Oui… bien que Shakespeare ait donné des souffles du monde intérieur, et que Victor Hugo ait créé une splendeur verbale telle que depuis lui le décor universel semble changé – l’art d’écrire n’a pas eu son Beethoven. C’est que l’ascension du plus haut sommet est ici autrement ardue et défendue; c’est qu’ici, la forme n’est que la forme, et qu’il s’agit de la vérité tout entière. On n’a jamais mis dans une grande œuvre – les œuvres secondaires n’existent pas – la vérité même, restée jusqu’ici, par l’ignorance ou la timidité des grands écrivains, objet de spéculation métaphysique ou objet de prière. Elle demeure enclose et brouillée dans des traités d’aspect scientifique ou dans de piteux livres saints qui ne s’ajustent qu’au devoir moral, et qui ne seraient pas compris si leur dogme ne s’imposait à quelques-uns pour des raisons surnaturelles. Au théâtre, les littérateurs s’ingénient à trouver des formules de distraction; dans le livre, ce sont des manières de caricaturistes.