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– Quoi qu’il en soit, dit le vieux médecin, cette ressemblance, ce rapport inverse que vous croyez découvrir entre les deux maux, sont annoncés jusqu’à un certain point par les chiffres. Il est manifeste que ces deux statistiques-là se tiennent, font corps ensemble. Il y a, à Paris, un cancéreux pour quatre tuberculeux. Quand, par semaine, il meurt dans la ville deux cent soixante tuberculeux, il meurt soixante-cinq cancéreux. En France, aux cent quatre-vingt mille décès provoqués chaque année par la tuberculose, correspondent les trente-six mille victimes de la cancérose: un sur cinq. Cinq cents Français meurent chaque jour de la tuberculose, cent meurent chaque jour du cancer.

– Combien en mourra-t-il demain! dit le jeune homme qui leva ses yeux froids et lucides, en une consciente et vaine prière.

«Car nous n’avons soulevé qu’un coin du voile et avoué qu’une partie de la vérité…»

– Oui, fit le maître, elle est encore plus grande que cela.

«Les ravages du cancer, de jour en jour, augmentent. Sans aucun doute, la vie moderne multiplie les cas de réceptivité morbide spécialement favorables au mal.

«L’état général entraîne la fatalité de la lésion. Je le répète: c’est à cause du malade que la maladie est incurable. À quoi bon guérir localement celle-ci par l’ablation de la masse nuisible, si le malade, livré à lui-même, refait la maladie? Nous ne pouvons que le regarder faire! Un tuberculeux auquel on ôterait ses tubercules, sans plus, serait un opéré voué à la rechute. De même le scalpel ne constitue pas un moyen suffisant de défense contre les tumeurs malignes. Du reste, les faits sont là: sur cent cancers des os opérés, on a quatre-vingt-douze récidives; pour le cancer au sein, c’est le même nombre de récidives: quatre-vingt-douze; pour l’épithélioma utérin, quatre-vingt-seize; pour le cancer du rectum, quatre-vingt-dix-huit; pour le cancer de la langue (il montra la porte, de la tête), quatre-vingt-dix-neuf.»

Pendant ces dernières phrases, il avait pris sur la cheminée une feuille de papier à lettres et une paire de ciseaux, et machinalement il découpait le papier. Soudain, comprenant le vague instinct de son geste, il rejeta les deux objets. Il se redressa.

– Il commence à prendre les jeunes… (Ah! je vois, je vois, dans ma mémoire, l’inexorable image d’un petit ange aux yeux clairs, avec un sein énorme et violacé comme un chou rouge!…) Le cancer s’étend dans l’humanité comme dans un être. Si on ne l’arrête pas, ajouta-t-il avec l’ironie lugubre que j’avais déjà entendue dans sa voix, il n’y aura plus besoin de se demander si le monde périra par l’extinction du soleil!

– À cette fantastique parenté des deux plus grands fléaux vivants, dit le jeune savant en portant ses mains à son front, quelles autres parentés se mélangent? La syphilis, dont je n’ai pas parlé. Quelles autres? À quoi m’amèneront, à quoi me condamneront les recherches que je vais continuer en sortant d’ici? Je ne sais… À voir d’un seul coup d’œil toute la pourriture de la chair humaine, tout le côté pestilentiel de notre misère, toute cette détresse où s’écroule effectivement le genre humain, et qui est telle qu’on se demande comment on ose parler d’autres drames!

Pourtant, après avoir dit cela, il ajouta, en étendant ses mains qui tremblaient comme celles d’un malade, par une espèce de sublime contagion:

– Peut-être – sans doute – on guérira les maux humains. Tout peut changer. On trouvera le régime approprié pour éviter ce qu’on ne peut enrayer. Et alors, seulement, on osera dire tout le massacre des maladies actuellement grandissantes et incurables. Peut-être même guérit-on certaines affections inguérissables; les remèdes n’ont pas eu le temps de faire leurs preuves.

«On en guérira d’autres – c’est sûr, – mais on ne le guérira pas, lui.»

Instinctivement, ses bras retombèrent, sa voix s’arrêta dans le silence de deuil.

Le malade prenait une grandeur sainte. Malgré eux, depuis qu’ils étaient là, il régnait sur leurs paroles et, s’ils avaient généralisé la question, c’était peut-être pour se débarrasser du cas particulier…

* * *

– Il est russe, grec?

– Je ne sais pas. Moi, à force de regarder l’intérieur des hommes, je les vois tous tellement semblables!

– Ils sont semblables surtout, murmura l’autre, par leur odieuse prétention d’être dissemblables et ennemis!

Le parleur me sembla frémir comme si cette idée éveillait une passion en lui. Il se leva, plein de colère, changé.

– Ah! dit-il, quelle honte que le spectacle que donne l’humanité!

«Elle s’acharne contre elle-même, malgré ces blessures affreuses qu’elle porte. Nous qui sommes penchés sur les plaies, nous sommes plus que d’autres frappés par tout le mal que se font volontairement les hommes. Je ne suis pas un politicien ni un militant, moi. Ce n’est pas mon métier de m’occuper des idées sociales; j’ai bien assez à faire ailleurs; mais j’ai parfois des mouvements de pitié grands comme des rêves. Je voudrais par moments punir les hommes, et je voudrais les supplier!»

Le vieux médecin sourit mélancoliquement de cette véhémence, puis son sourire s’effaça, devant tant de claire et indéniable honte.

– Cela est vrai, hélas! Si misérables, nous nous déchirons encore de nos propres mains! La guerre, la guerre… Pour qui nous regardera de loin et pour qui nous regarde de haut, nous sommes des barbares et des fous.

– Pourquoi, pourquoi! dit le jeune médecin dont le trouble grandissait. Pourquoi restons-nous fous puisque nous voyons notre folie?

Le vieux praticien haussa les épaules – le geste qu’il avait eu quelques instants auparavant lorsqu’il s’était agi de maladie incurable.

– La force de la tradition, attisée par les intéressés… Nous ne sommes pas libres, nous sommes attachés au passé. Nous écoutons ce qui a été fait toujours, nous le refaisons; et c’est la guerre et l’injustice. Peut-être l’humanité arrivera-t-elle à se débarrasser, quelque jour, de la hantise de ce qu’elle fut. Espérons que nous sortirons enfin de l’immense époque de massacre et de misère. Que pouvons-nous de plus que l’espérer?

Le vieillard s’arrêta là. Le jeune dit:

– Le vouloir.

L’autre eut un mouvement quelconque de la main.

Le jeune homme s’écria:

– À l’ulcère du monde, il y a une grande cause générale. Vous l’avez nommée: c’est l’asservissement au passé, le préjugé séculaire, qui empêche de tout refaire proprement, selon la raison et la morale. L’esprit de tradition infecte l’humanité; et le nom des deux manifestations affreuses, c’est…

Le vieillard se souleva sur sa chaise, ébauchant déjà un geste de protestation, comme s’il voulait lui signifier: «Ne le dites pas!»

Mais le jeune homme ne pouvait pas s’empêcher de parler:

– C’est la propriété et la patrie, dit-il.

* * *

– Chut! s’écria le vieux maître. Je ne vous suis plus sur ce terrain. Je reconnais les maux présents. J’appelle de tous mes vœux l’ère nouvelle. Je fais plus, j’y crois. Mais ne parlez pas ainsi de deux principes sacrés!

– Ah! dit amèrement le jeune homme, vous parlez comme les autres, maître… Il faut pourtant aller à la source du mal, vous les avez bien, vous… (et violemment): «Pourquoi faites-vous comme si vous ne le saviez pas!… Si on veut guérir de l’oppression et de la guerre, on a raison d’attaquer par tous les moyens utiles – tous! – le principe de la richesse individuelle et le culte de la patrie.

– Non, on n’a pas raison! fit le vieillard qui s’était levé en grande agitation, et jeta à son interlocuteur un regard durci, presque sauvage…

– On a raison, cria l’autre.

Tout à coup, la tête grise retomba, et le vieillard dit à voix basse:

– Oui, c’est vrai, on a raison…

«Je me souviens… un jour, pendant la guerre; nous étions réunis autour d’un moribond. Personne ne le reconnaissait. Il avait été trouvé dans les débris d’une ambulance bombardée (volontairement ou non, cela revenait exactement au même!); sa figure avait été mutilée. On ne savait pas ce que c’était: il appartenait à une des deux armées, c’était tout ce qu’on pouvait dire. Il gémissait, pleurait, hurlait, inventait d’épouvantables cris. On essayait de percevoir dans son agonie un mot, un accent, qui eût au moins indiqué sa nationalité. On n’a pas pu; on n’a rien pu entendre de distinct jaillir de l’espèce de figure qui pantelait sur le brancard. Nous l’avons suivi des yeux et écouté, jusqu’à ce qu’il se fût tu. Quand il est mort et que nous nous sommes arrêtés de trembler, – pendant un moment j’ai vu et j’ai compris. J’ai compris dans mes entrailles que l’homme s’enracine plus à l’homme qu’à ses vagues compatriotes. J’ai compris que toutes les paroles de haine et de révolte contre l’armée, que toutes les insultes au drapeau, et que tous les appels antipatriotiques résonnent dans l’idéal et dans la beauté.

«Oui, on a raison, on a raison! Et après ce jour, plusieurs fois, il m’a été donné d’aller jusqu’à la vérité. Mais que voulez-vous… Moi, je suis vieux et je n’ai pas la force d’y rester!»