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– Maître! murmura le jeune homme, debout, avec un accent de respect ému.

Le vieux savant continua, s’exaltant dans une révélation de sincérité, s’enivrant de vérité:

– Oui, je sais, je sais, je sais, vous dis-je! Je sais que, malgré la complication des arguments et le dédale des cas spéciaux où on se perd, rien n’ébranle la simplicité absolue de dire que la loi qui fait naître les uns riches et les autres pauvres et entretient dans la société une inégalité chronique, est une suprême injustice qui n’est pas plus fondée que celle qui créait autrefois des races d’esclaves, et que le patriotisme est devenu un sentiment étroit et offensif qui alimentera, tant qu’il existera, la guerre horrible et l’épuisement du monde; que ni le travail, ni la prospérité matérielle et morale, ni les nobles délicatesses du progrès, ni les prodiges de l’art n’ont besoin d’émulation haineuse – et que tout cela, au contraire, est écrasé par les armes. Je sais que la carte d’un pays est faite de lignes conventionnelles et de noms disparates, que l’amour inné de soi nous conduit plus près de l’homme même que de ceux qui font partie d’un même groupe géographique; que l’on est plus compatriote de ceux qui vous comprennent et vous aiment, et sont au niveau de votre âme, ou de ceux qui pâtissent du même esclavage – que de ceux qu’on rencontre dans la rue… Les groupements nationaux, unités de l’univers moderne, sont ce qu’ils sont, soit. Par la déformation grandissante, monstrueuse, du sentiment patriotique, l’humanité se tue, l’humanité se meurt, et l’époque contemporaine est une agonie.

Ils eurent la même vision et dirent à la fois:

– C’est un cancer, c’est un cancer.

Le maître s’anima, en proie à l’évidence:

– Tout autant que vous, je sais que la postérité jugera sévèrement ceux qui ont cultivé et ont répandu le fétichisme des idées d’oppression. Je sais que la guérison d’un abus n’est commencée que lorsqu’on se refuse au culte qui le consacre… Et moi qui me suis penché durant un demi-siècle sur toutes les grandes découvertes qui ont changé la face des choses, je sais qu’on a contre soi l’hostilité de tout ce qui existe, lorsqu’on commence!

«Je sais que c’est un vice de passer des années et des siècles à dire du progrès: «Je le voudrais, mais je ne le veux pas», et que s’il faut, pour accomplir certaines réformes, un consentement universel, eh bien, je sais que l’univers aussi s’ensemence! Je sais, je sais!

«Oui… Mais moi! Trop de soucis me sollicitent, trop de travail m’accapare; et puis, je vous l’ai dit, je suis trop vieux. Ces idées sont pour moi trop nouvelles. L’intelligence d’un homme n’est susceptible d’embrasser qu’un certain quantum de création et de nouveauté. Lorsque cette part est épuisée, quel que soit le progrès ambiant, on refuse de voir et d’avancer… Je suis incapable de jeter dans la discussion l’exagération féconde. Je suis incapable de l’audace d’être logique. Je vous l’avoue, mon enfant, je n’ai pas la force d’avoir raison!»

* * *

– Mon cher maître, dit le jeune homme avec un accent de reproche qui se réveillait embelli et sincère devant cette sincérité, vous avez publiquement manifesté votre désapprobation contre ceux qui avaient combattu en public l’idée de patriotisme! On s’est servi, contre eux, de l’importance de votre nom.

Le vieillard se redressa. Sa figure se colora.

– Je n’admets pas qu’on mette le pays en danger!

Je ne le reconnaissais plus. Il retombait de sa grande pensée, il n’était déjà plus lui. J’en fus découragé.

– Mais, murmura l’autre, tout ce que vous venez de dire…

– Ce n’est pas la même chose. Les gens dont vous parlez nous ont jeté des défis. Ils se sont posés comme des ennemis et ont justifié d’avance tous les outrages.

– Ceux qui les outragent commettent le crime d’ignorance, dit le jeune homme d’une voix tremblante. Ils méconnaissent la logique supérieure des choses qui se créent.

Il se pencha tout près de son compagnon, et plus ferme, lui demanda:

– Comment ce qui commence ne serait-il pas révolutionnaire? Ceux qui les premiers ont crié sont seuls, ils sont donc ou ignorés ou détestés, – vous venez de le dire! – Mais la postérité recueillera cette avant-garde de sacrifiés, saluera ceux qui ont jeté le doute sur le mot équivoque de patrie, et les rapprochera des précurseurs auxquels nous avons nous-mêmes rendu justice!

– Jamais! s’écria le vieil homme.

Il avait suivi ces dernières paroles d’un œil trouble. Son front s’était barré d’un pli d’entêtement et d’impatience, et ses mains se crispaient de haine.

* * *

Il se ressaisit: Non, ce n’était pas la même chose; aussi bien, ces discussions ne servaient à rien, et il valait mieux, en attendant que tout le monde fît son devoir, qu’ils allassent faire le leur, et dire à cette pauvre femme la vérité.

– Qui nous la dira, à nous!

La phrase jaillit, inattendue; le jeune homme avait hésité, la figure anxieuse, puis, de sa bouche, était monté ce grand appel qui avait toutes les significations:

– À quoi sert qu’on nous la dise, puisque nous croyons la savoir?

– Ah! fit le jeune homme brusquement touché par une invisible épouvante que je ne comprenais point et qui parut soudain le déséquilibrer, je voudrais savoir de quoi je mourrai!

Il ajouta avec une palpitation que je vis:

– Je voudrais en être sûr…

Son illustre collègue le regarda, étonné, le geste suspendu:

– Vous avez des symptômes qui vous inquiètent?

– Je ne suis pas sûr; il me semble… Je ne crois pas, pourtant…

– Est-ce… ce dont nous parlions?…

– Oh! non! C’est tout autre chose, répondit le jeune homme en se détournant.

Comme une espèce d’ardeur l’avait transfiguré tout à l’heure, maintenant, des signes de défaillance en faisaient encore une fois un autre homme.

– Maître, vous avez été mon maître. Vous fûtes témoin de mon ignorance, vous l’êtes maintenant de ma faiblesse.

Ses deux mains se froissaient gauchement, et il rougissait comme un enfant.

– Allons donc! fit le vieux savant, sans l’interroger davantage. Je connais cela. J’ai eu peur autrefois, peur du cancer, puis peur de la folie.

– De la folie, maître, vous!

– Tout cela, année par année, a passé… Et maintenant, dit-il avec une voix qui, malgré lui, s’altérait, je n’ai plus peur que de la vieillesse.

– Il est certain, maître, reprit le disciple qui s’était un peu remis et se croyait permis de sourire devant l’évidence, que cette maladie est la seule que vous puissiez craindre!

– Vous dites? s’exclama le vieillard avec une vivacité qu’il ne put retenir et qui laissa le jeune homme décontenancé.

Il eut honte de la naïveté pitoyable de cette protestation. Il balbutia:

– Ah! si vous saviez! Si vous saviez ce que c’est que cette maladie si simple, si simple, cette usure et cette infection générales, si inévitables, si douces! Ah! viendra-t-il avant que nous ne mourions, celui qui guérira la déchéance!

Le jeune médecin ne savait quoi dire à cet homme brusquement désarmé, comme lui l’instant d’avant. Le commencement d’un mot sortit de ses lèvres, puis il regarda le vieux savant, et ce spectacle troubla et calma un peu son propre tourment. Je suivais des yeux ce rapide échange d’angoisses, et je ne me rendais pas compte si le sentiment qui atténuait sa détresse devant celle du maître était un sentiment vil ou un sentiment sublime…

– Il y a des gens, hasarda-t-il enfin, qui prétendent que la nature fait bien ce qu’elle fait!

– La nature!

Le vieux eut un ricanement qui me glaça:

– La nature est maudite, la nature est mauvaise. La maladie, c’est aussi la nature. Puisque l’anormal est fatal, n’est-ce pas comme s’il était le normal?

Il ajouta pourtant, attendri à cause de sa défaite:

– «La nature fait bien ce qu’elle fait.» Ah! c’est là, au fond, une parole de malheureux, dont on ne peut pas en vouloir aux hommes. Ils espèrent s’éblouir et se consoler par le sentiment d’une règle et d’une fatalité. C’est parce que ce n’est pas vrai qu’ils le crient.

Comme au commencement, ils se regardèrent. L’un d’eux dit:

– Nous sommes deux pauvres gens.

– Naturellement, dit l’autre avec douceur.

Ils se dirigèrent vers la porte.

– Allons-nous en d’ici. Elle nous attend. Portons-lui la condamnation irrémissible. Non seulement la mort, mais la mort immédiate. C’est comme deux condamnations.

Le vieux médecin ajouta entre ses dents: