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CHAPITRE XVI

Cent cinquante kilomètres plus bas environ, la N630 croisait la NS, en direction de Badajoz. Il avait le choix entre deux solutions pour atteindre Faro, maintenant. Obliquer tout de suite vers Badajoz puis rejoindre Evora et piquer sur l'Algarve. Ou continuer à suivre la N630 jusqu'à Séville puis prendre l'A49 en direction de Vila Real de Santo Antonio, à la frontière, avant de poursuivre plein ouest vers Faro.

Il se gara sur le bas-côté et réinstalla le Ruger dans sa cachette. Réfléchir. Dix secondes. Bien peser sa décision.

Il prit à droite toute. Vers Badajoz et Évora. Pour la première fois depuis la fusillade, Hugo repensa aux implications de cette dernière. Il n'aurait pas que les flics au cul. Les petits copains des deux hommes aimeraient certainement pouvoir faire un brin de causette avec lui…

Il repensa à la mère d'Alice et se rendit compte qu'il n'avait qu'une image floue de cette femme, n'ayant jamais vu d'elle aucun cliché. La seule photo mentale qu'il arrivait à se faire tenait d’un puzzle contradictoire, où les quelques informations délivrées par Alice jouaient un rôle central mais parfaitement opaque. Des rêves… sa mère qui dirigerait une espèce de gang international. Tout en manageant d'une main experte des entreprises dans le monde entier.

Un peu avant Badajoz, la faim déferla en lui comme une lame de fond. Il fallait qu'il mange quelque chose, impérativement. Les amphés ne faisaient plus d'effets. Il fallait en profiter pour s'arrêter, nourrir la machine et ne reprendre de speed qu'après le repas, avec un bon café, pour combattre le sommeil.

Il y avait justement un restaurant de routier, là, à l'entrée d'une petite ville. Il se gara sur le terre-plein qui bordait la route et poussa un long râle de satisfaction en étirant ses muscles contractés par les amphés et la conduite.

Il était un peu plus de vingt et une heures trente à l'horloge de bord lorsqu'il coupa le moteur.

Pendant le repas, Hugo ne dit pas un mot. Et Alice non plus. Il dévora à pleines dents les plats épicés et le vin au goût âpre. Elle se contenta de grignoter une nourriture visiblement trop grasse pour elle.

Il commanda un café. Alluma une cigarette.

Planta son regard dans le bleu étincelant des yeux d'Alice et laissa tomber:

– Bon… maintenant raconte-moi tout depuis le départ.

Alice l'observa par-dessous. Elle semblait réfléchir à toute vitesse.

– Je t'écoute, répéta Hugo, raconte-moi tout. Ta mère. Ton père. Tous ces types armés… J'ai besoin de tout savoir, maintenant.

Alice déglutit difficilement. Elle comprenait l'allusion au «maintenant».

– Qu'est-ce que voulez savoir?

– Ta mère, déjà. Que fait-elle exactement? Pourquoi affirmes-tu qu'elle tue des gens? Et je ne te parle pas de rêves ou de conversations entendues entre deux portes, je veux du concret cette fois…

Il sirota une gorgée de café et aspira une bonne bouffée. Ses yeux ne quittaient pas Alice une seconde.

– C'est un peu compliqué tout ça… Après les rêves et les bouts de conversation dont je vous ai parlé il s'est passé quelque chose… Mais je crois que je n'avais pas le droit d'en parler.

Hugo la fixait sans rien dire.

– La semaine dernière, j'ai trouvé une cassette chez moi… Et je me suis enfuie de la maison avec. Je suis allée à la Police et on m'a questionnée. Puis la police est allée à la maison mais mes parents étaient partis. Ils avaient tout déménagé… Surtout la pièce aux cassettes, évidemment. Ensuite, comme la police ne pouvait plus me garder j'ai compris que ma mère allait me reprendre et là je me suis enfuie dans ce magasin où le policier est mort. Ensuite…

Ensuite il connaissait l'histoire. O.K…

– Qu'est-ce que c'était que cette cassette?

Alice baissa les yeux vers son assiette à peine entamée.

– Sur la cassette, il y avait… Sunya Chatarjampa.

Hugo avala une autre gorgée de café.

– Quiça?

– Sunya Chatarjampa. C'était ma préceptrice.

– O.K. c'était ta préceptrice…

Un silence.

– Ils… Ils la tuaient sur la cassette, ils… oh mon dieu c'était horrible…

Hugo figea sa tasse à quelques centimètres de ses lèvres. Il ne dit rien et continua son geste, avalant une gorgée de café.

– On voyait ta mère sur la cassette, c'est ça?

Oui, affirma-t-elle en silence, opinant fermement du chef.

– Je vois, se contenta-t-il de laisser tomber.

Il imaginait parfaitement le truc. Depuis la fin de l'hiver, on disait que certains commandants d'unités spéciales serbes avaient ramené des vidéos, filmées au camescope, de leurs exploits dans les villages musulmans occupés. À la fin de l'opération, début avril, quand Vitali lui avait ordonné de repartir pour la France, il avait surpris Béchir et une poignée d'officiers de renseignements bosniaques avec une cassette 8 mm. Ils l'avaient saisie sur un ex-sous-off de l'armée fédérale, cadre d'une milice tchetnik qu'ils avaient fait prisonnier. Le type n'était pas en très bon état quand Hugo l'avait aperçu dans une petite salle attenante au poste de commandement de la Colonne. Mais après avoir écouté attentivement Béchir raconter ce qu'ils avaient vu sur le film, son élan de compassion fut brisé net. Béchir et les hommes du service spécial bosniaque n'avaient pas voulu lui faire visionner la bande, prétextant que le seul magnétoscope 8 mm opérationnel était à plus de trente kilomètres de là. Mais Hugo s'était douté qu'ils cherchaient juste à lui épargner d’autres horreurs.

– Faites pas chier, les mecs, avait-il sorti d'un ton froid et agacé, vous croyez que je suis venu jusqu'ici pour me faire traiter en touriste?

Béchir avait fini par céder, hochant gravement la tête.

– Si tu y tiens vraiment…

Les officiers de renseignements bosniaques tiquèrent mais ne dirent rien.

Hugo put ainsi voir une bonne demi-heure d'atrocités enchaînées comme un catalogue sanglant et malade. La cassette durait deux heures et elle était pleine, avait dit Béchir. On voyait parfois des vues de villages, avant l'attaque, puis après.

Comme un vulgaire petit reportage de vacances. Entrecoupé de viols, de tortures et de massacres. De cadavres exhibés, comme des trophées de chasse.

Le pire, avait pensé Hugo pendant le film, c'était le son, indubitablement. Il n'oublierait jamais les cris, les plaintes et les suppliques. Et surtout, il n'oublierait jamais les rires.

Quand il avait stoppé la bande trente minutes plus tard, il avait juste jeté froidement:

– Ne me faites jamais croiser ce type.

Dès qu'il eut repris la route, Hugo avala un autre cachet. Il roula quelques kilomètres puis jeta un coup d'œil sur la carte dépliée sur le siège passager. Badajoz, Elvas. Estremoz, Évora. Environ cent trente kilomètres. Une heure et demie, deux heures, plus ou moins, selon l'état des routes locales.

Il était presque dix heures et demie.

– Bon, et ton père, quel rôle joue-t-il la dedans? jeta-t-il par-dessus son épaule.

La trompette de Miles Davis sinuait dans l'habitacle, comme une arabesque aux boucles fugitives…

– Aucun. Je veux juste le retrouver. Il pourra m'aider… je ne sais même pas comment…

Sa voix se perdait dans un souffle.

– Je veux dire, comment a-t-il rencontré ta mère, comment se sont-ils séparés, tout ça… Fais-moi une petite synthèse.

Compter sur ses qualités innées. Il lui transmit un regard complice, dans le rétroviseur.

Elle se concentra et se pencha en avant, s'appuyant sur le dossier du siège passager.

– Eh bien ils se sont connus à Barcelone, puis ils ont vécu ensemble dans le sud du Portugal dans une grande maison… Mais j'étais toute petite… Ensuite on a déménagé à Barcelone, puis ma mère m'a mise dans une pension suisse, ensuite je suis revenue mais mon père et ma mère étaient sur le point de divorcer. Ma mère m'a envoyée à Amsterdam puis m'a rejointe. Mon père est venu me voir pour la dernière fois…

– Bon, hier tu n'as pas voulu me dire pourquoi tu ne portais plus son nom, tu m'as parlé d'un procès…

– Oui… Quand je suis revenue de Suisse mon père avait beaucoup changé. On aurait dit qu'il était malade… Pendant le divorce ma mère m'a dit qu'il avait fait des choses «mal» et qu'elle était obligée de se séparer de lui… Les choses étaient tellement «mal» qu'il aurait pu aller en prison, mais ma mère m'a dit qu'en fin de compte, on se contenterait de tirer un trait sur le passé, qu'on oublierait cet homme, et que je ne porterais plus son nom. Ensuite, après le divorce, il y a eu l'autre procès et je ne me suis plus appelée Travis-Kristensen…

Hugo réfléchissait à toute vitesse.

– Dis-moi… Comment ça se fait que t'es en possession de sa dernière adresse et d'une photo de sa maison si tu l'as plus vu depuis?

Un long silence, motorisé, où rebondissait la trajectoire complexe de la trompette.

Il jeta un coup d'œil vers elle. Alice le fixait mais ne soutint pas son regard.

– Je t'écoute.

Bon sang, sa voix lui faisait peur.

– Je… Je… je n'ai pas le droit de vous le dire…

– Qui te l'a interdit?

– Mon père.

– Pourquoi?

– Il… Il m'a dit que je ne devrais jamais parler de ça.

– Quoi, ça?

– Ce que je n'ai pas le droit de vous dire.

Elle s'enfonça au creux de la banquette, presque boudeuse.

Et merde.

Il laissa le moteur et la trompette plomber le silence.

*

Anita rôda dix minutes au rez-de-chaussée, visitant toutes les pièces une par une avant de monter à l'étage.

Les types du labo étaient en train d'achever leur boulot et l'un d'eux était même sorti discuter le coup avec Oliveira sur le perron.

Anita cherchait quelque chose de précis. Un bureau. Des carnets d'adresses. Des notes. N'importe quel support d'informations un peu cohérent.

Elle trouva une porte close à l'étage. Une porte qu'Oliveira n'avait pas poussée.

Elle enfila sa paire de gants avant de mettre la main sur le loquet.

Le bureau était là. Immaculé et net, comme toutes les autres pièces.

La lumière de la Lune tombait par une baie vitrée donnant sur la route, comme un rayonnement gracile qui effleurait chaque objet. Un secrétaire noir faisait face à une bibliothèque de type suédois. Il y avait un ordinateur éteint sur le bord du bureau. Un beau PC Compaq à base de 486, le modèle en tour. Ça n'allait décidément pas trop mal pour les affaires du Grec en ce momeht. Mais aussi, qu'est-ce qui pouvait conduire un dealer de dope à s'offrir le nec plus ultra des ordinateurs personnels?