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Il y avait aussi un pot à crayons. Une petite ramette de feuilles blanches… Et…

Le détail se dévoilait plus nettement à chaque pas qu'elle faisait vers le secrétaire. Il finit par lui sauter aux yeux, dans le clair-obscur minéral qui jouait avec les reliefs du bureau de style contemporain branché années 80, à la sauce française, sans doute un Starck, ou une belle imitation.

Un des tiroirs était entrouvert. Un ou deux centimètres, au maximum, mais suffisamment pour briser l'harmonie austère et rigoureuse qui émanait du meuble.

Oui, pensait-elle, magnétisée par le tiroir. C'est ça…

Quelqu'un était monté pour fouiller dans les carnets et le courrier, comme elle. Quelqu'un d'un redoutable sang-froid, qui avait juste dit à ses gars de «préparer» le dealer au cas où il ne trouverait rien là-haut. À moins qu'ils l'aient d'abord cuisiné, puis que, devant la réticence du Grec à livrer des informations, l'homme n'ait décidé de faire une inspection en règle. Il aurait demandé à ses tueurs de ne pas sortir de la pièce et de faire cracher sa réserve de dope au dealer. Oui, comme ça. Histoire de s'offrir un petit extra en récompense, de quoi s'assurer une bonne rentrée de cash tout frais. Et de brouiller les pistes par-dessus le marché.

Oui. Ça clignotait comme un écho de sonar au milieu de son esprit. C'était ça.

Elle ouvrit le tiroir. Une ramette de papier-machine. Deux carnets. Un agenda. Un écrin de stylo Mont-Blanc. Vide.

Le premier carnet était volumineux et lourd. Elle l'ouvrit rapidement. Des dessins. Des notes. Des croquis, tiens, des esquisses de bateau. Des ébauches de calculs…

Oui, Oliveira lui avait dit que le Grec et Travis s'étaient connus grâce à leurs activités maritimes. Travis le skipper et le mécano grec.

Ça collait. Peut-être le Grec avait-il décidé de se lancer dans la conception de bateaux? Les bénéfices tirés du trafic de poudre pouvaient lui permettre d'investir dans une entreprise rentable…

Bon, d'accord.

Le deuxième carnet était un carnet d'adresses.

Elle l'ouvrit automatiquement à la lettre T.

Pas de Travis. Un Tejero. Un Toleida. Le Tropico American Bar…

Elle regarda aux S mais ne trouva aucun Stephen, ou quoi que ce soit d'approchant.

Elle décida de s'enfiler toutes les pages, une par une, en lecture globale mais ne trouva rien qui puisse identifier l'Anglais. Pas mal de Bar du Port.

Des noms de bateaux aussi, visiblement.

Elle reposa le carnet à sa place et s'empara de l'agenda.

Pas mal de rendez-vous, mais entrecoupés de périodes de retraite quasi totale. Des parenthèses de quelques jours, parfois plus d'une semaine. Nulle part de Travis, ou de Stephen, ou d'initiales correspondantes. Le Grec n'était pas né de la dernière pluie. Les adresses ou les numéros de ses clients, s'il y en avait quelque part, ne se trouvaient pas dans le premier calepin venu. Elle allait reposer l'agenda lorsqu'elle tomba sur une nouvelle semaine de retraite. Un petit détail qui l'avait frappée deux ou trois fois venait de refaire son apparition. Souvent au milieu de ces périodes calmes on trouvait un rendez-vous isolé. Un simple «Manta», accolé à un poisson grossièrement stylisé. C'était à la fois bizarre et anodin. En parfaite adéquation avec cet univers de marins à moitié dealers. Mystérieux et banal tout à la fois.

Manta? La raie Manta? Un poisson? Une partie de pêche? Non, il n'y a pas trop de raies mantas dans le coin… Manta… Elle enregistra le détail dans une petite case de sa mémoire.

Elle ouvrit tous les autres tiroirs mais ne trouva rien d'intéressant. Aucun courrier, si ce n'est un gros tas de factures dans le tiroir central. Elle se leva et décida de faire le tour de la pièce, en commençant par la bibliothèque. On cachait parfois des lettres au cœur des pages.

La bibliothèque était bien pourvue, ce qui l'étonna. Des livres sur la mer, principalement. Plongée sous-marine. Cartographie. Architecture navale. Des récits de voyageurs, les Grandes Découvertes du XVe siècle et les pionniers portugais, Vasco de Gama… Certains ouvrages assez pointus de mécanique hydrodynamique. Des trucs sur la marine à voile du XVIIIe siècle, les embarcations polynésiennes ou les trimarans contemporains. Des traités sur les polycarbonates ou les résines composites.

Ah, d'accord… Le Grec n'était pas tout à fait un obscur dealer de coke vaguement réparateur de moteur. Le portrait changeait quelque peu devant l'étalage de livres. Il y avait du talent et du professionnalisme là-dedans, sans aucun doute.

Il y avait de grands albums de photographies sur la faune et la flore sous-marines. Certains en anglais. L'un d'entre eux traitait exclusivement des raies mantas et le détail ne lui échappa pas. THE ELECTRIC SHARK. The Prodigious Life of Mantas .

Elle ouvrit le grand album à la page de garde. La dédicace lui sauta aux yeux. Rédigée en anglais.

From Skip to El Greco This is the book of our dreams. To use moderatly. Your friend. Stephen.

Son doigt vint instinctivement à la rencontre de l'encre desséchée par le temps.

Bonjour M. Travis eut-elle envie de lancer aux quelques mots griffonnés là il y avait bien longtemps…

Mais cela ne lui donnait pas la clé. Elle feuilleta le livre et ne trouva rien d'autre. Elle le reposa à sa place. Non, rien… Un faux espoir… Une fausse piste. Il n'y avait aucune lettre, ou message, planquée ailleurs dans les pages.

Elle se planta au centre de la pièce et contempla un instant le spectacle des mesas qui déroulaient leur graphisme volcanique sous la lune, à l'exterieur. La route ressemblait à une piste de cendre radioactive. Elle allait se décider à quitter la pièce lorsque ses yeux se posèrent sur la masse laiteuse du gros ordinateur.

Elle se dirigea d'instinct derrière le bureau. S'assit sur le siège de cuir confortable et spacieux. Alluma d'un coup la machine. Elle saurait se dépatouiller si le Grec utilisait Windows. Le message de bienvenue du logiciel de Microsoft fit son apparition. Version 3.1. Parfait. Elle ouvrit l'icône du disque dur et se retrouva face à un fichier colossal. Des dizaines de logiciels divers et de très nombreux fichiers d'applications. Les icônes symbolisaient des programmes pour la plupart inconnus d'elle. Des programmes de graphisme et de dessin industriel.

Parmi les divers fichiers d'applications elle finit par tomber sur ce qu'elle cherchait, sans trop le savoir. Un dossier nommé MANTA, dont l'icône, en forme de poisson noir et blanc, semblait avoir été conçue par l'utilisateur lui-même.

Elle cliqua et tomba sur une autre page-écran bourrée de fichiers. Des applications en tous sens. Des fichiers de traitement de texte, elle reconnaissait l'icône Word, des batteries de logiciels de graphisme et de CAO…

Manta/Ol, Manta/02, 03, 04… Manta Voilure… Manta/Quille.

Elle cliqua au hasard sur une icône et un logiciel de CAO se chargea.

Quand la page-écran apparut elle comprit tout de suite ce qu'était «Manta».

Un bateau. Les plans d'un bateau, la Manta, un voilier monocoque d'environ seize mètres selon les chffres qu'elle pouvait lire.

C'était donc ça. Le Grec avait pour projet de construire un voilier. Un projet qui resterait en état, à tout jamais, simple catalogue de plans et de structures en mode filaire, octets d'informations virtuels pour toujours.

Ouais… Mais Manta ne lui apprenait rien sur Travis. Pourtant, elle en était sûre, l'Anglais était impliqué d'une manière ou d'une autre dans le projet. La dédicace lui revenait en mémoire. Travis avait offert un livre exclusivement consacré aux raies mantas au Grec. Le livre de nos rêves disait-il. Cela indiquait sans doute le projet de bateau.

Elle quitta l'application de design industriel et se retrouva devant la page-écran du fichier Manta.

Rien n'indiquait la présence de Travis…

Attends une seconde, se dit-elle brutalement, son œil percutant une icône parmi les dizaines d'autres. Un autre logo personnalisé. Une ancre, une couronne… Nom d’un chien… L'emblême de la Royal Navy. Un fichier nommé Skip.

From Skip to El Greco…

Elle cliqua à toute vitesse, presque fébrile. Du traitement de texte. Word 4.

Des notes. Du courrier. Des notes de Travis rédigées en portugais, parfois en anglais.

Des dizaines de lettres.

September 15,1990 From Skip to El Greco.

Je pense que tu devrais considérer les choses selon cet angle. Nous doterons le voi lier d'un moteur pour pouvoir pratiquer aisément la navigation fluviale. Je sais que tu as des idées tout à fait performantes à ce sujet.

En attendant, n'oublie pas que rien ne vaut un voilier en haute mer, surtout quand ça s'agite vraiment . Il faut donc simplement concevoir le meilleur voilier possible et le doter de nos systèmes de motorisation.

Suivaient plusieurs ébauches réalisées avec un logiciel «TrucPaint» ou «Machin Draw».

April 9, 1991

Nous devrions repenser ce spi. Je ne pense pas qu'il fasse l'affaire pour les vents que nous aurons à connaître dans l'océan Indien. D'autre part, je te rappelle qu'il faut penser à créer pour de bon la société si nous voulons pouvoir acheter ce foutu terrain. J'ai maintenant besoin de ta moitié de capital au plus vite.

Ah, d'autre part, fais définitivement un trait sur la couleur dorée. En prenant une couleur normale on gagnera du poids, celle-là contient des colorants nettement plus lourds. Je te rappelle également que notre job sera sérieux et nécessitera précision, discrétion et rapidité et que je ne vois pas vraiment la Manta comme un casino de Las Vegas flottant si tu veux vraiment mon avis. Pour terminer j'évoque à ton souvenir le fait que les raies mantas sont noir et blanc, Théo, pas dorées.

Suivait une interminable succession de détails techniques et de schémas exécutés à l'ordinateur.

Sans doute communiquaient-ils par l'intermédiaire de disquettes.

Les premières lettres «informatiques» dataient de 1990. Elles concernaient toutes leur fichu bateau.

Et c'était quoi ce job nécessitant les trois vertus cardinales du parfait espion? Bon sang, l'énigme Travis ne cessait de s'épaissir plutôt que de s'éclairer. Plus elle en apprenait, moins elle en savait. Mais elle essaya de glaner quelques renseignements supplémentaires en parcourant le courrier.