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C'est à ce moment qu'une vague plus puissante s'engouffra violemment dans le navire. La porte s'ouvrit brutalement, déversant un tapis d'eau noirâtre et l'univers bascula.

Quelque chose se débloqua brutalement dans les profondeurs de son cerveau. Elle perçut toute la séquence dans une globalité que seuls les rêves possèdent.

Sa mère qui s'effondrait en arrière, lâchant la grenade qui accompagnait sa chute comme un satellite fatal. Elle, qui tombait en avant mais se retenait par miracle à la poignée de la porte. L'univers bascula encore plus alors qu'elle glissait dans l'eau huileuse. Sa mère s'abattait dans un plouf sonore en poussant une sorte de plainte étrange. Alice vit la grenade s'écraser dans l'eau entre les jambes gainées de soie.

Elle se propulsait avec une énergie désespérée dans la coursive.

Derrière elle un hurlement commença à s'étirer dans l'espace alors que par contrecoup le yacht se remettait d'aplomb. Elle s'affala dans l'eau au pied des marches alors que l'explosion soufflait le salon. Elle eut le temps de voir que le corps qui avait roulé au bas des marches avait glissé sur le côté de la coursive. Elle sentit un vent chaud chargé de débris et de fumée, ainsi que des brûlures un peu partout sur le corps, avant qu'elle ne s'évanouisse à moitié, la tête contre la première marche de l'escalier.

Elle se rendit à peine compte qu'on ouvrait brutalement la porte au-dessus d'elle. Un courant d'air froid et humide envahit néanmoins l'atmosphère et dans l'obscurité elle discerna la volée de marches qui menait droit à trois silhouettes, sous un ciel nocturne et tourmenté.

*

– Ainsi Eva K. échappe à la justice…

Anita regardait le yacht qui s'enfonçait dans la mer alors que Travis manœuvrait pour faire demi-tour.

La Manta était blessée mais pouvait encore naviguer, à vitesse réduite.

– La sirène rouge disparaît dans les flots. Moi, ça me semble logique, avait marmonné Hugo.

Dix minutes auparavant, au bas de l'escalier, Travis s'était précipité sur Alice, tandis qu'Anita et Hugo avaient pénétré avec précaution dans le salon dévasté. Ils entendirent Alice hacher quelques phrases péniblement: «Elle a lâché la grenade, papa, je n'ai rien pu faire…»

Hugo avait vu les restes ensanglantés d'un corps horriblement mutilé, les deux jambes arrachées, abdomen et thorax carbonisés et éventrés à un autre bout de la pièce, la tête à moitié détachée du cou, à demi recouverts d'une eau sale et encombrée d'objets flottants. Une masse de cheveux blonds brûlés camouflait une charpie qu'il ne voulut pas regarder de trop près.

Un trou énorme redressait le métal déchiqueté comme une fleur noircie, sur le sol, dans un bouillonnement d'eau de mer.

Anita s'était raidie devant le spectacle et Hugo l'avait regardée.

– Inutile de sortir vos mandats, Anita, avait-il laissé tomber. Puis dans un souffle:

– Inutile aussi qu'ils voient ça. Ce putain de bateau coule, tirons-nous au plus vite…

Il l'avait attrapée par son bras valide et forcée à quitter son état de fascination morbide pour le cadavre.

Maintenant, à moins de cent mètres d'eux, le Red Siren se couchait sur un côté, au ras des flots. Quand ils avaient quitté le navire en perdition, il avait vu un cadavre glisser contre le bastingage sur le pont avant, et un autre plus loin, qui poussa une plainte étouffée. Il se répéta qu'il n'avait rien entendu, en descendant l'échelle et en atterrissant pas trop mal sur le pont du voilier.

Dans deux ou trois petites minutes, le Red Siren se dresserait à la verticale et disparaîtrait lentement dans les flots.

Travis manœuvrait la barre, le visage fermé, tendu vers la lointaine ligne grise de la côte. Au-dessus d'eux les nuages se délitaient et les étoiles faisaient timidement leur apparition. Alice se blottissait contre son père, le visage livide, les cheveux trempés d'une eau noirâtre.

Anita et Hugo se tenaient à l'arrière de la Manta, observant le spectacle du yacht qui s'abîmait au çœur de l'Océan. Leurs corps se touchaient sans qu'ils s'en rendent vraiment compte, cherchant un peu de chaleur, dans le vent froid qui découpait leurs membres trempés.

Lorsqu'ils abordèrent sur la petite plage du hangar, l'image du navire s'occultant dans la nuit marine persistait durablement dans son esprit. Travis réussit à échouer le voilier sur le sable, sans trop de casse supplémentaire, près de la rampe. Anita put joindre ses collègues avec le poste de radio et les grésillements métalliques résonnèrent longuement sur la plage, Anita essayant de situer au mieux le lieu du naufrage.

Travis emmena sa fille à l'intérieur du hangar et Hugo vit l'Anglais recouvrir d'une bâche le corps de Pinto, au passage.

Hugo attendit la jeune flic au bord de l'écume.

– Vous leur avez dit que nous étions ici?

– Comment? s'exclama-t-elle, stupéfaite.

– Vos collègues, vous leur avez dit que nous étions revenus ici?

– Oui… oui, mais je leur ai dit aussi que tout allait bien… Que nous nous rendrions à Sagrès au petit matin… J'leur ai dit qu'Eva Kristensen avait sombré avec son bateau et j'ai pu joindre mon collègue d'Amsterdam. Brunner est en fuite, en Afrique visiblement. Eva Kristensen est morte mais maintenant nous devons défaire toute la pelote, ses complicités, les membres de son espèce de secte, partout…

– Écoutez… Il saisissait son bras, sans même s'en rendre compte, l'esprit en compote, partagé entre mille désirs et nécessités contradictoires, épuisé par la pression des événements. Je… Travis m'a dit que son 4x4 était planqué quelque part dans les collines… Moi je vais prendre la Fiat et récupérer ma voiture à Faro…

La main d'Anita s'enroulait autour de son bras. Ses yeux dardaient sur lui deux rayons d'un éclat phénoménal, dont il fallait absolument faire abstraction.

– Je… je vous l'ai dit tout à l'heure, c'est pas possible… je dois absolument m'éclipser, vous comprenez, il est hors de question que je témoigne et que j'apparaisse dans les procès-verbaux de l'enquête…

Anita ne le quittait pas du regard.

– Ça… Ça va être difficile… Il faudra expliquer le massacre d'Évora…

Elle s'approchait de lui en maintenant la pression de son bras valide.

– Vous… Vous pouvez dire que Berthold Zukor est mort dans l'attaque du yacht. Mon corps a disparu dans les flots… Demandez à Travis et à Alice de tenir cette version, je sais qu'ils le feront.

Ils n'étaient plus qu'à quelques centimètres l'un de l'autre. Malgré le vent, il pouvait sentir l'onde de chaleur qui se dégageait de la rencontre de leurs deux corps, si intensément vivants.

– Je n'ai pas du tout l'impression que votre corps a disparu dans les flots…

– Bon sang, vous êtes une drôle de fille, Anita.

– Écoutez, Hugo, ou Berthold Zukor, ou qui que vous soyez, sachez qu'on ne se soustrait pas si facilement au bras de la justice.

Un sourire sensuel et fascinant prenait possession de son visage.

Il essaya de s'échapper, mais Anita se tenait à lui solidement et sa volonté, il devait le reconnaître, était considérablement diminuée.

– Ne faites pas l'imbécile, martela-t-il. Je vous demande déjà de mentir et donc de vous parjurer, n'aggravez pas votre cas…

– C'est si important que ça?

– Quoi?

– Je n'sais pas justement, votre foutue mission ou j'sais pas trop quoi.

Il y avait une palette impressionnante d'émotions dans le regard de la jeune femme. Désir et colère, frustration et curiosité. Il en ressentit comme un tourbillon de sensations à son tour.

– Je… ça… ça n'a rien à voir avec ça…

Il mentait sans aucune conviction, anéanti par la beauté et le désir.

– Écoutez, soupira-t-elle en lâchant son bras…, je… je suis épuisée. Je veux juste dormir quelques heures et partir à l'aube… Vous pourrez réfléchir à tout ça demain matin, à tête reposée…

Sa main s'enroulait comme une langue de soie mouillée autour de sa paume et il comprit qu'il était inutile de résister. Ses lèvres étaient salées, d'un goût merveilleux, qui devint le centre de l'Univers.

Ils dormirent dans la Fiat, enlacés l'un à l'autre, épuisés, d'un sommeil lourd mais étonnamment bienheureux.

Lorsque l'aube se leva il s'éveilla pour voir une ambulance remonter la piste, à l'autre bout de la plage, emmenant le cadavre de Pinto et les corps des tueurs. Anita se tenait sur la rampe, le visage tourné vers l'Océan.

Lorsqu'il remonta vers la côte basque, quelques heures plus tard, Hugo Cornelius Toorop, alias Jonas Osterlinck, ne pouvait effacer l'image qui emplissait son esprit, comme un écran de cinémascope. Le visage d'Anita lorsqu'ils s'étaient séparés à Faro, sur le parking de l'aéroport. Une autre image interférait souvent avec ce prodigieux gros plan, l'image d'Alice et de Travis, à quelques kilomètres de la Casa Azul, là où leurs routes s'étaient séparées.

Il avait essayé de ne pas trop prolonger les adieux.

Lorsqu'il s'était agenouillé devant Alice, il avait agrafé l'emblème des Liberty Bell à la boutonnière de son blouson.

– Un petit souvenir… Ton père t'expliquera plus en détail, mais tu devras dire que je suis mort sur le bateau, abattu par ta mère. Il l'avait embrassée et Alice l'avait tenu par le cou, enfouissant sa tête contre son épaule.

Il avait fermement serré la main de Travis, alors qu'Anita l'attendait avec tact à la voiture.

– Que comptez-vous faire après?

Il voulait dire après les interrogatoires et la longue marche de la justice.

– Je ne sais pas encore, lui répondit Travis. Peut-être Barcelone, ou alors l'Irlande, voire retourner aux Pays-Bas… Il faudra que j'en parle avec Alice…

– Dommage, susurra Hugo, malgré lui.

– Qu'est-ce que voulez dire?

Hugo tenta de ne pas paraître trop sibyllin, sans rien dévoiler de vraiment important.

– Eh bien, je connais des gens qui seraient foutrement intéressés par votre expérience, Travis.

– Vous pensez à quoi exactement?

– À votre expérience dans le domaine du pilotage et de la navigation, à votre connaissance des techniques navales les plus modernes… A votre sens de la clandestinité.

– J'ai la responsabilité d'Alice, maintenant… Je vais me consacrer à la peinture et à la plaisance.

– Oui, murmura Hugo. C’est pour ça que je ne voulais pas vraiment vous en parler.