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CHAPITRE XVII

Lucas Vondt alluma voluptueusement le joint aux senteurs parfumées. Un petit craquement sec se fit entendre lorsqu'il aspira la fumée. Devant lui, au-delà du pare-brise, la mer roulait des vagues irisées de vif-argent. Le sable de la Praia do Carvoeiro s'étendait de chaque côté de lui, à perte de vue. La lune dessinait un disque d'or pâle dans le ciel constellé d'étoiles.

Il essaya de se détendre le mieux qu'il put, s'étirant de tout son long sur le siège. La soirée avait été assez épouvantable il fallait bien en convenir. Putain, le Bulgare et sa bande de tueurs étaient les types les plus sanguinaires avec lesquels il avait jamais eu l'occasion de bosser. Eva Kristensen n'y allait plus par quatre chemins maintenant. Ce n'était certes pas la première fois qu'il voyait une mort violente et, bon, il connaissait au moins deux types qui devaient pointer au chômage tous les mois, avec une rotule artificielle, celle d'avant n'ayant pas résisté à la cartouche de chevrotine qu'il y avait tirée. Un troisième, dont le souvenir se perdait dans les limbes de sa vie de flic, avait paraît-il succombé à ses blessures. Mais là, seigneur, quand il était redescendu…

Lucas Vondt chassa le noir nuage de pensées. Mais celui-ci se recombina aussitôt, plus intense. L'image du type, hurlant, sous le bâillon et le sac de plastique avec lequel l'adjoint de Sorvan lui enveloppait la tête. Ce salopard de Dimitriescu, un ancien de la Securitate que Sorvan avait déniché sur les quais d'Istanbul, ne cachait pas son plaisir. Il apostrophait parfois Sorvan, qui mangeait tranquillement un demi-poulet entier dans une assiette en carton en se contenant d'encourager son élève d'un sourire froid et tranquille.

– Hey patron vous avez vu? Il vient de pisser partout ce merdeux! Si c'est pas des manières ça?

Et il gueulait aux autres de continuer. Et de lui passer une bouteille à lui aussi.

Quand Vondt avait laissé le Grec, Sorvan lui assenait un swing terrible en pleine mâchoire, alors qu'il gueulait, ficelé sur la chaise, le visage tuméfié et ruisselant de sang. Sorvan avait juste dit, en se frottant le poignet: «Détachez-le et ficelez-le sur la table».

Sorvan était inquiet pour son équipe de l'après-midi qui disait pister Alice depuis Guarda et qui ne donnait plus de nouvelles depuis des heures. Nul doute qu'il allait se défouler un peu lui aussi, pour se calmer les nerfs.

Vondt avait alors lâché:

– On fait comme prévu. Je fouille la baraque. Vous ne sortez pas de la cuisine… Et n'oubliez pas la réserve de dope…

Sorvan l'avait simplement maté, aussi glacial qu un énorme et vénérable cobra, passé maître dans l'art de ces choses. Puis il avait gueulé à ses hommes:

– Allez! prréparrez-moi le dindon de la farrce, ah ah ah… je fairre un pari avec vous, Vondt. Il aida deux de ses hommes à poser le corps nu et contusionné du Grec sur la table… Je parrie que ce gros plein-de-soupe crracherra le morrceau avant que vous… n'avoir trrouvé quelque chose… Combien temps vous nous donnez?

Vondt poussa un soupir, sur le pas de la porte. Il regarda sa montre et fit un rapide calcul.

– Je ne veux prendre aucun risque. Une demi-heure. Trois quarts d'heure au maximum. Après on se tire…

Et il avait refermé la porte pour s'engager dans le couloir plongé dans l'obscurité.

Il avait mis ses gants et avait fouillé la maison. Il savait parfaitement ce qu'il cherchait. Un bureau. Une bibliothèque. Un coffre, éventuellement. Il trouva rapidement le bureau de l'étage et prit garde de ne rien déranger en fouillant systématiquement le secrétaire. Il fallait qu'il trouve un Travis, un Stephen, un code anglais éventuellement. Quelque chose.

Il ne trouva rien de tel nulle part dans le secrétaire. Rien dans les stocks de factures et les quelques lettres entassées dans le tiroir central. Rien dans les carnets et dans l'agenda du Grec. Il avait ensuite passé en revue la bibliothèque. Il sortait les livres et les retournaient vers le sol en les feuilletant d'un geste vif, afin de faire tomber l'éventuel courrier planqué. Mais il ne trouva rien.

Il retourna s'asseoir derrière le secrétaire et fouilla dans les boîtes de disquettes posées à côté du PC. Il trouva une dizaine de disquettes marquées de la mention Manta et une bonne centaine d'autres, diverses, beaucoup de programmes graphiques de pointe. Il hésita un moment puis alluma l'ordi. Il enclencha une des disquettes Manta dans l'appareil.

Il ne trouva rien sur aucune des disquettes sinon des graphiques de navire sur des logiciels dont il ne comprenait pas les fonctions. Mais dans le disque dur, constellé de fichiers de toutes sortes, il repéra un autre dossier Manta. Il réussit à l'ouvrir et se retrouva face à un autre étage rempli à son tour de dizaines et de dizaines de fichiers. Il cherchait quelque chose ayant un lien avec Travis mais ne trouva rien. Il n'avait jamais vu un tel catalogue de programmes. Il y en avait partout, et ça s'entassait au-delà des limites de l'écran comme il pouvait le constater en actionnant les curseurs de déplacement avec la souris. Nom d'un chien… Il cliqua dans une des applications, au hasard. Après une minute de chargement, le logiciel de CAO lui montra le dessin d'une voile, avec des schémas techniques et des chiffres dans tous les sens.

Il ferma l'application.

La Manta n'avait peut-être aucun rapport avec Travis. Sans doute s'agissait-il d'une occupation solitaire du Grec. Il refouilla dans les carnets et l'agenda, et il repéra les indications Manta qu'il n'avait pas détectées la première fois. Il se dit qu'il n'était pas plus avancé, que rien ici ne permettait de retrouver Travis, que le Grec était un dealer prudent et consciencieux et qu'il fallait donc en venir aux dernières extrémités, ce dont s'occuperaient fort bien Sorvan et ses sbires.

Il sortit du bureau et trouva une chambre à l'étage, presque en face du bureau. Chambre qu'il fouilla soigneusement. Il ouvrit les tiroirs des commodes et de la table de nuit, chercha sous le lit, dans les vêtements accrochés dans la penderie. Ne trouva aucune carte de visite, pas même un simple numéro de téléphone, gribouillé sur un ticket avec deux initiales ST, ou Manta. Rien du tout.

Il commença à se demander si l'information de l'homme de Faro n'était pas un putain de tuyau crevé.

«Le Grec deale toujours à cet Anglais, avait-il dit. Je le sais c'est moi son grossiste. Il vient me voir fréquemment et je lui demande toujours des nouvelles des clients, surtout quand ce sont d'anciennes connaissances. Il me dit toujours que ça va. Mais qu'il ne le fréquente pas. C'est devenu tellement systématique que je me dis que ça pourrait justement être le contraire, vous voyez?»

Mais il n'y avait rien dans cette maison qui témoignait d'un lien quelconque entre les deux hommes. Rien que quelques deals d'herbe ou de poudre… Ouais, ouais… Justement… ça ne faisait aucun doute, le Grec connaissait sûrement l'endroit où se planquait Travis. Ou tout au moins le moyen de le joindre…

A l'approche de l'escalier, un hurlement de bête éclata dans la maison et c'est avec une lourde boule dans l'estomac que Vondt s'était approché de la cuisine.

Quand il était entré dans la pièce il avait marqué un temps d'arrêt. Sorvan et son adjoint étaient passés à l'action, assistés de Lemme, le Hollandais. Les deux derniers, Carlo et Straub, faisaient une petite pause-repas, sur le bord de l'évier. L'un d'entre eux émit un rot profond en saupoudrant une énorme ligne de coke dans une assiette propre. Il fit deux gros rails, en sniffa un de deux bons coups dans les narines et passa l'assiette a son voisin avec un râle de satisfaction. Dimitriescu avait un gros joint aux lèvres et cela semblait exciter ses instincts. Le Grec émettait des sons incompréhensibles, son corps était lardé de coups de couteau ou de bouteilles cassées.

Dimitriescu alluma un des feux de la cuisinière et y posa un large couteau de cuisine. Il contemplait en souriant le Grec qui se tortillait sur la table, les yeux vissés à la lame qui chauffait sur la couronne de flammes.

– Alors? demanda Vondt.

– Pas grand-chose encore, lui répondit Sorvan. Lui nous donner sa rréserrve et le nom d'un barr, près de la frrontièrre, à Vila Real. Mais c'est pas suffisant ça, hein, et il va tout nous dirre, hein, le Grrec?

Il s'était adressé au dealer comme à un enfant chahuteur qu'il faut légèrement gronder.

Vondt avait réfléchi un court instant.

– Demandez-lui pour la Manta.

– Quoi? avait jeté le Bulgare, la… manta?

– Oui. C'est le nom d'un bateau. Peut-être que Travis est dans le coup… demandez-lui tout ce qu'il sait.

Le couteau était prêt et Dimitriescu le brandit comme un objet saint. Vondt ne s'attarda pas. Il sortit de la cuisine et remonta à l'étage. Les hurlements animaux l'accompagnèrent néanmoins jusqu'au bureau.

Il ralluma l’ordi et rouvrit le fichier Manta.

Quelque chose. Il y avait sûrement quelque chose dans ce putain de fichier, Résigné, il poussa un soupir en regardant sa montre. Un quart d'heure, VIngt minutes pas plus.

Il parcourut patiemment les étages de la machine et finit par tomber sur ce qu'il cherchait.

Là, oui, c'est ça. Un graphisme en forme de symbole de la Navy. Skip. Comme Skipper. Et Travis avait été enseigne dans la marine de Sa Majesté.

Il cliqua, fébrile.

Bon sang, marmonna-t-il entre ses dents en tombant sur un nouvel étage de fichier, Il reconnut l'emblème de Word 4, un traitement de texte qu'il connaissait un peu. Il cliqua et vit apparaître du courrier. Une lettre.

La lettre parlait de trucs techniques incompréhensibles pour le profane donnant des chiffres, des mesures, des analyses de vents bu de courants… Il la parcourut à toute vitesse mais cela ne lui apprit rien de plus.

Dans la seconde lettre, il vit une allusion à de prochaines vacances mais rien ne semblait lever le voile d'opacité. Le type parlait d'une trop grande résistance de la quille et dissertait des paragraphes entiers sur la chose. Avec des équations mathématiques et des adjectifs de marin d'élite: Vondt était sûr que c'était Travis, ce Skip, mais ça ne lui apportait pas grand-chose. D'autre part le temps pressait. Il cliqua sur une autre lettre et tomba sur un courrier dans lequel Skip semblait programmer une sorte de disparition volontaire… la lettre datait de plusieurs mois. Après il n'y avait rien.

Oui, pensa Vondt, soudainement survolté. C'était ça. Sans doute le Grec disait-il la vérité en hurlant qu'il ne savait rien.

Bon sang. Travis se planquait pour de bon. Ce qu'avait pressenti Eva Kristensen en apprenant la vente de la maison se révélait donc exact. (Travis n'est pas un rigolo,. lui avait-elle dit. Sans doute s'est-il trouvé un repaire bien camouflé pour mener à bien l'enlèvement de ma fille. Vous aurez fort à faire, monsieur Vondt, lui avait-elle précisé, mon ex-mari n'est pas exactement un amateur. C'est pour ça que je vous ai choisi. Et que je vous paie si cher…)