– Ce n'est pas vraiment ici qu'il a plongé à fond… Il était à Barcelone avec sa femme et sa fille quand c'est arrivé. En revanche, quand il est revenu il y était plongé jusqu'au cou… Mais il a fini par s'en sortir, à peu près… Visiblement il a été d'une discrétion absolue. Parmi ces mecs du a milieu vous pourriez me balancer ceux qui étaient vraiment impliqués dans le trafic de drogue?
– Oui… Je dois avoir conservé des éléments du dossier…
Il se leva jusqu'à une grande armoire métallique verte, de la couleur de toutes les armoires métalliques d'un petit bureau de police. Ouvrit un des tiroirs, fouilla dans une rangée de chemises et en sortit un dossier marron qu'il feuilleta en retournant s'asseoir.
– Alors… Oui, c'est ça. Des vendeurs de poudre. Coke, héro. Beaucoup d'argent, des voitures de luxe… Eux et Travis fréquentaient les mêmes boîtes à la mode d'Espagne et du Portugal et comme il était skipper il a emmené certains en croisière, en Méditerranée. On avait enquêté pour voir s'il ne se servait pas de ses bateaux pour acheminer de la drogue mais on n'a jamais rien pu prouver. Quand la gosse est née, il a cessé peu à peu toutes ses fréquentations et ensuite il a quitté le pays avec toute sa famille… Voilà, les dealers ce sont: Franco Escobar, un Espagnol de Séville. Lui, je sais qu'il est mort il y a deux ans, dans un vulgaire accident de la route. À fond et bourré de coke évidemment… Ensuite on a Nuno Pereira, lui on l’a baisé, il est en taule pour une bonne demi-douzaine d'années. Reste Ricardo Alvarès, Julio «Junior» Picoa et Théo Andronopùulos, dit «le Grec». Tous les trois sont encore en activité.
Il en parlait comme des incendies qu'il faut éteindre.
– Vous savez où on peut les coincer?
– À cette heure-ci, non, évidemment, dit-il en jetant un coup d'œil à sa montre. Ils peuvent être dans une des centaines de restaurants, de casinos ou de boîtes branchées d'ici à Lisbonne dans un sens et d'ici à Barcelone, dans l'autre… Mais…
Anita dressa l'oreille.
Oliveira se mit à feuilleter un vieux calepin de cuir plus qu'élimé. Il lui transmit un petit sourire en empoignant le téléphone. Il composa un numéro, puis, couvrant de sa main le combiné:
– Un contact. Un dealer qui me sert d'indic… Elle entendit un vague grésillement provenant de l'écouteur.
– Tonio, c'est moi, Vasco… Il faut qu'on se voie à l'endroit habituel.
Une pause. Un autre petit grésillement.
– Dans une demi-heure, ça va?
Puis:
– D'accord, d'accord, dans une heure…
Il raccrocha et referma son carnet.
– Dans une heure. Vous m'attendrez dans la voiture… On va avoir le temps de casser une petite graine.
Elle accepta l'invitation comme un cadeau du ciel. D'une, elle avait faim. De deux, elle savait qu'avec Oliveira les choses allaient considérablement s'accélérer. Oliveira connaissait tout le monde par ici. C'était son territoire, Sa ville, son pays. Il connaissait les plans et les contacts utiles, il avait de quoi remonter des pistes.
Ils dévorèrent des filets d'espadon dans un autre petit restaurant de la ville, où Oliveira connaissait tout le monde. Elle comprit qu'Oliveira la sortait et n'était pas peu fier d'entrer avec elle dans le petit troquet de quartier.
Elle accepta cela avec une tolérance qui la surprit. Ce n'était pas vraiment ostentatoire. Juste perceptible. Cela semblait naturel et exempt de toute agressivité compétitrice.
Juste, bonsoir les gars, soyez gentils avec la dame et pas «vous avez vu ce que je ramène ce soir?» Cela dut avoir une incidence positive sur le goût du vin et du poisson, incontestablement.
Le repas fut assez bref. À neuf heures, Oliveira regarda sa montre et montra d'un haussement de sourcils qu'il fallait y aller.
Ils reprirent sa voiture et ils sortirent de la ville.
Un quart d'heure plus tard, il s'arrêta près d'une grande plage parsemée de cabines de bain, peintes de blanc et de bleu et qui luisaient sous la lune.
Le ciel était du dernier bleu avant le noir.
Sur la route, à l'autre extrémité de la plage, une voiture se remit en route et avança d'une cinquantaine de mètres avant de stopper à nouveau. Les phares clignotèrent par trois fois, avant de s'éteindre pour de bon. Il fit de même avec ses feux et ouvrit la portière.
– J'en ai pour dix minutes, dit-il en sortant dans la fraîcheur de la nuit.
Il s'enfonça dans l'obscurité. Là-bas, à quatre ou cinq cents mètres, l'ultime halo d'un petit réverbère suintait sur le capot d'une voiture claire. Un homme ouvrait la portière et venait à la rencontre de Oliveira.
Elle les vit discuter le long de la rambarde de pierre qui dominait les dunes, en fumant des cigarettes, minuscules lucioles ardentes dans le clair-obscur lunaire. Puis d'un même mouvement ils jetèrent leurs cigarettes vers la plage, feux follets rougeoyants qui s'évanouirent dans le sable. Ils se quittèrent sans se serrer la main ni aucun geste amical. Oliveira revint à bonnes foulées vers la Seat, ouvrit sa portière et s'assit dans un râle satisfait.
– Ricardo est en voyage sur la Côte d'Azur française, casinos, salons de massage, tout ce qu'il aime… Julio Junior il n'sait pas… mais le Grec, il est ici.
Il introduisit sa clé dans le démarreur et mit le moteur en marche.
– Enfin pas très loin, entre Faro et Évora.
La Seat partit en vrombissant vers la N2, plein nord.
Anita comprit tout de suite qu'on allait lui faire une petite visite, au Grec.
Le Grec et Travis s'étaient connus par la mer. À la différence des autres dealers, le Grec n'était pas outrageusement riche. Il n'était qu'un simple vendeur d'herbe et parfois de coke, à plus petite échelle.
Oliveira lui donnait méthodiquement tous les détails nécessaires.
D'autre part, il s'occupait de réparation de moteurs de hors-bord..
– Travis et lui se sont d'abord connus comme ça… Ensuite d'après ce qu'on sait, c'est Travis qui a emmené le Grec dans une boîte d'Espagne que fréquentaient les autres. Ça a visiblement permis au Grec de s'assurer des extras confortables, mais jamais rien qui puisse prétendre concurrencer un Ricardo Alvarès ou le Nuno Pereira d'avant la chute…
– Comment est-ce que nous procéderons?
– Ne vous en faites pas. Le Grec me connaît… Il répondra à mes questions… On lui dira la vérité, tout simplement, qu'on veut des informations sur Travis et qu'il a intérêt à me dire tout ce qu'il sait… Il le fera.
– Où allons-nous exactement?
– Dans les serras au sud de Beja, dans l'Alentejo. Le Grec y a une petite maison de campagne, qu'il a construite lui-même sur un terrain qu'il s'est acheté y a quelques années. Il y est pour quelques jours encore…
Anita comprit que l'indic d'Oliveira était un contact précieux.
Ils grimpaient sur les collines du nord de Faro, les contreforts de la Serra do Caldeirao. Il y avait pas loin de cent kilomètres à se taper.
Oliveira alluma une cigarette et tendit le paquet vers Anita, qui déclina l'offre gentiment.
Le bruit du moteur emplissait l'habitacle et les phares balayaient le décor aride.
La maison était parfaitement obscure lorsqu'ils se garèrent lentement sur le bas-côté. À deux cents mètres de là, en retrait de l'autre côté de la route, une petite bâtisse carrée et sans style était plantée sur un versant de la colline, bordée par un champ de lauriers-roses, d'oliviers et d'arbres fruitiers qu'Anita ne put identifier.
– L'hacienda de senhor Andronopoulos, laissa tomber Oliveira avec un rictus dédaigneux.
Il était presque onze heures moins le quart à la petite horloge de bord. En face d'eux les massifs volcaniques des serras de Beja découpaient leurs reliefs tourmentés.
Ils sortirent simultanément de la voiture.
La maison était cernée par un petit muret, d'un mètre trente de haut environ et Oliveira lui montra un endroit derrière la maison. On y apercevait l'arrière d'une grosse voiture verte.
– Il est là…
Oliveira sauta par-dessus le muret et Anita s'empressa de le suivre, lestement, avant qu'il ne se retourne pour l'aider à franchir l'obstacle. Elle atterrit sans un bruit à ses côtés. Il la regarda avec un air à moitié surpris seulement.
Puis il se dirigea rapidement vers la porte d'entrée et sonna, fermement. Un long carillon se fit entendre dans toute la maison.
Anita se posta derrière l'inspecteur, la main sur la crosse du petit automatique, au cas où.
Oliveira avait simplement déboutonné sa veste.
Il sonna à nouveau. Plusieurs fois d'affilée. Un carillon interminable retentit à l'intérieur de la maison toujours obscure.
– Hé, le Grec! cria Oliveira en direction de la façade, c'est moi, l'inspecteur Oliveira, de Faro… Police, OUVRE!
Et il resonna, encore. Mais un silence total baignait toute la maison.
Anita recula de quelques mètres pour voir si aucune lumière ne s'allumait à une des fenêtres de l'étage. Mais rien. Elle fit instinctivement le tour par l'arrière. Elle entendit une nouvelle fois le carillon.
La Nissan était garée, là, tout de suite, le long de la face arrière. Elle contourna la voiture et vit qu'une petite porte était ouverte, à quelques mètres. Une petite porte vitrée donnant sur une cuisine. Elle apercevait la tache blafarde d'un gros frigo derrière une fenêtre.
Elle se dirigea vers la porte et frappa trois coups en entrant dans un petit couloir.
La maison était plongée dans le noir et dans un silence de tombeau.
Elle fit deux-trois mètres dans le couloir, jusqu'à une porte entrouverte à sa gauche.
À l'autre extrémité du couloir, une large ouverture en forme d'arche donnait sur un salon et le couloir repartait ensuite, par une autre arche, vers la porte d'entrée vitrée de verre cathédrale, derrière laquelle se profilait l'ombre de Oliveira qui tentait de forcer la serrure.
Elle courut jusqu'à lui, traversant d'un trait le vaste salon et ouvrit la porte de l'intérieur.
– C'est moi, Anita, lança-t-elle à mi-voix en débloquant les verrous.
Oliveira lui jeta un sourire amusé entrant dans la maison.
– Alors? chuchota-t-il.
– Je sais pas, on dirait qu'il n'y a persone, répondit-elle. Ou bien c'est un gros dormeur… Ou il est complètement défoncé dans un recoin du grenier…
Ils marchèrent le long du couloir jusqu'à un escalier en colimaçon qui grimpait vers l'étage, juste avant d'entrer dans le salon.