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– Décidément, se disait Bernis, je crois que j’ai bien fait de ne pas aller trouver… M. Jacques! Vive le roi, morbleu!… surtout s’il tient les promesses qu’il m’a faites… Et pourquoi ne les tiendrait-il pas?

En prononçant ces paroles in petto, Bernis tourna le bouton de sa chambre, et aperçut un homme installé au coin de la cheminée, devant un bon feu clair…

Bernis crut d’abord s’être trompé, mais il s’assura promptement qu’il était bien chez lui…

Il entra donc, ferma la porte et, marchant à l’homme qui, assis dans un fauteuil, lui tournait le dos, il lui dit gaiement:

– Enchanté de vous recevoir chez moi, monsieur, surtout si vous me dites qui j’ai l’honneur… de…

Les derniers mots expirèrent dans sa gorge.

L’homme s’était retourné, se levait… et dans cet inconnu, Bernis reconnaissait… M. Jacques!… son supérieur… le chef redoutable et redouté… le maître tout-puissant!…

– Monsieur… balbutia-t-il… Monseigneur!…

Il fléchit le genou, pâle soudain.

– Remettez-vous, dit M. Jacques. Relevez-vous… et regardez-moi… Que craignez-vous?… Qu’on m’ait vu entrer ici?… Rassurez-vous…

– Oh! Monseigneur…

– Alors?… Vous avez donc une faute sur la conscience?… En ce cas, confessez-la-moi, mon enfant. Vous savez que notre ordre, s’il est impitoyable pour les hypocrites et les traîtres, sait pardonner à ceux qui se repentent… Parlez donc sans crainte, je vous écoute…

En même temps, M. Jacques se laissa retomber dans son fauteuil.

Bernis était atterré…

Mais il avait rapidement pris son parti. Et ce fut d’une voix raffermie qu’il dit:

– Monseigneur, j’ai en effet une faute à me reprocher: c’est d’avoir tardé à vous mettre au courant des incidents de la nuit dernière…

– Ce n’est pas grave, dit paisiblement M. Jacques, et d’ailleurs, vous avez une excuse…

Bernis frémit. Il lui semblait deviner une effrayante ironie sous l’air calme de son terrible interlocuteur.

– Hélas! non, Monseigneur, dit-il.

– Mais si fait!… Vous êtes blessé… C’est une raison suffisante!…

– C’est vrai, Monseigneur, fit de Bernis avec joie, je n’y pensais plus…

– À la raison ou à la blessure?… C’est le chevalier qui vous a blessé?…

– Oui, Monseigneur.

– Coup d’épée?…

– Non: il a fait feu sur moi…

– Un coup de pistolet. Tenez, mon enfant, j’ai sur moi un baume souverain contre les coups de feu… laissez-moi débander votre bras et je réponds d’une prompte guérison…

– Monseigneur, balbutia Bernis devenu blême, je… ne permettrai pas… je suis confus…

– Bah! Bah!… Laissez-moi faire, vous dis-je!

En même temps, M. Jacques débouchait un flacon qu’il venait de sortir de sa poche et saisissait le bras en écharpe.

Bernis se recula de deux pas et tomba à genoux.

– Monseigneur, dit-il en courbant la tête, accablez-moi: j’ai menti! Je ne suis pas blessé!…

– Ceci est plus grave, dit M. Jacques après quelques instants de silence. Un mensonge!… Vous savez comme nous punissons le mensonge de l’inférieur au supérieur, à plus forte raison le mensonge au général de l’ordre!… Vous n’avez qu’un moyen d’espérer l’absolution: c’est de mettre à nu votre âme. Si vous avez éprouvé quelque mauvaise tentation, si le démon de l’ambition précipitée vous a soufflé des conseils pernicieux, dites-le moi… et nous verrons!…

– Monseigneur, dit Bernis en se relevant, je n’ai d’autre faute à me reprocher que celle de ne pas être venu vous prévenir, comme c’était mon devoir…

M. Jacques, sans dire un mot, alla à un fauteuil où il avait déposé son manteau. Il saisit le vêtement et s’en enveloppa.

– Que faites-vous, Monseigneur! s’écria Bernis en tremblant.

M. Jacques, alors, se retourna vers lui.

Il était méconnaissable. Ses yeux flamboyaient. Ses traits étaient empreints d’une indicible majesté.

– Ce que je fais? gronda-t-il. J’abandonne la brebis égarée qui refuse de rentrer au bercail. Je fuis cet appartement où l’on respire une atmosphère de trahison et de mensonge!… Rappelez-vous le papier que vous avez signé! Rappelez-vous que vous vous êtes engagé à servir les intérêts de l’ordre contre les intérêts du roi. Demain, ce soir, que dis-je! dans quelques minutes, ce papier sera dans les mains de Louis XV. Tout à l’heure vous étiez son favori. Cette nuit où vous avez fait des rêves de fortune, vous l’achèverez à la Bastille… et vous pourrez y réfléchir aux moyens de nous trahir encore. Seulement, votre réflexion risque de durer toute votre vie!…

– Grâce, Monseigneur! bégaya Bernis. Vous êtes terrible. Je me repens! oh! je me repens!…

– Ainsi, continua M. Jacques, vous vous êtes dit: «Je ne préviendrai pas mon chef des choses qu’il a intérêt à savoir. Je servirai les honteuses passions de ce roi pervers! Et de cette façon, je m’élèverai plus rapidement au faîte de la fortune!…» Insensé.! Vous avez eu pourtant la preuve que je savais toujours tout à temps!…

– Pardonnez-moi, Monseigneur! s’écria Bernis. Eh bien, oui, je l’avoue! l’ambition m’a tenté! L’ambition m’a fait sortir de la voie étroite! Mais je suis prêt à y rentrer!… Non pas que je redoute l’écroulement d’un rêve; non pas que j’ai peur de la Bastille!… Monseigneur, vous le savez: pour un rêve qui s’envole, on en échafaude vingt autres… et on peut sortir du cachot le plus secret!… Vous connaissez mon âme, vous savez quelles sont mes aspirations! Eh bien, Monseigneur, je me repens parce que je vois que vous êtes réellement le plus fort, parce que je vous admire et que vous m’inspirez un sentiment qui confine à l’adoration… Soyez clément, soyez généreux… et vous me savez capable de réparer les plus grands malheurs…

– Bien, mon fils! dit M. Jacques en revenant prendre sa place auprès du feu. En ce moment, vous êtes vraiment sincère, et j’espère que cette nuit vous aura été une leçon salutaire… Vous êtes une des plus subtiles intelligences qui soient dans notre ordre. Vous m’êtes précieux. Je ne perdrai donc pas de temps à feindre une sévérité qui est loin de mon cœur et de mon esprit. Vous êtes pardonné. Jamais plus un mot sur tout ceci…

Bernis se courba, saisit la main que lui tendait M. Jacques, et, avec un effroi respectueux, la baisa.

– Voyons, dit alors M. Jacques. Racontez-moi les choses telles qu’elles se sont passées.

Bernis fit un récit exact et détaillé de toute la scène que nous avons racontée.

Il acheva en donnant des renseignements sur la maison où Jeanne avait été conduite.

M. Jacques écoutait, renversé sur son fauteuil, les yeux fermés: il prenait des notes.

– Bernis, dit-il enfin, il faut que, sous deux jours au plus tard, j’aie la liste de toutes les personnes qui, à un titre quelconque, habitent cette maison; il me faut une notice exacte sur chacune d’elles, sur ses mœurs, ses goûts et son degré de corruptibilité… Vous me comprenez?…

– Oui, Monseigneur. Et je puis déjà vous signaler une femme de chambre que Berryer a placée là il y a quelque temps pour être renseigné…

M. Jacques eut un imperceptible tressaillement de joie.

– Elle s’appelle Suzon, reprit Bernis. C’est une fine mouche. Elle est toute à la dévotion du lieutenant de police, mais j’ai cru m’apercevoir en deux circonstances qu’elle ne me regardait pas d’un mauvais œil…

– En sorte que vous pourriez vous introduire dans la place?…

– Je le crois, Monseigneur.

– Et y introduire quelqu’un avec vous?… Homme ou femme?

– J’en suis sûr, Monseigneur!…

– Allons! murmura alors M. Jacques, la partie n’est pas perdue!… Je prendrai ma revanche!… Bernis, reprit-il tout haut, pensez-vous pouvoir arriver à persuader à cette fille… comment l’appelez-vous?

– Suzon… je vous répète, Monseigneur, qu’elle a peut-être quelque secrète complaisance pour moi, mais que c’est une fille très fine, très dévouée à Berryer…

– Il faudrait la décider à se faire remplacer dans son service par une autre femme… Pouvez-vous y arriver?

– Je ferai l’impossible, Monseigneur. Mais cette remplaçante…

– Je vous la désignerai au moment voulu. Pour le moment, voici mes ordres: il me faut un plan de la maison, une notice sur toute personne y habitant; et enfin, vous vous occuperez dès demain matin de vous mettre au mieux avec la petite Suzon…

– Vous n’avez pas d’autres ordres à me donner, Monseigneur?