– Ah! s’écria-t-il, je vois bien que je m’étais trompé!
– Que voulez-vous dire, Sire?…
– Vous ne m’aimez pas, Jeanne! Voilà la vérité!…
– Moi!… Je ne vous aime pas!…
Ce fut un tel cri de passion que Louis XV en fut bouleversé, et pour ainsi dire ébloui… Sa tête s’enflamma… son cœur se mit à battre plus fort… il se laissa glisser à genoux, et saisissant les deux mains de Jeanne, il les couvrit de baisers furieux… et d’une douceur qui pénétrait la jeune femme jusqu’à l’âme.
Et enivré, exalté, il répétait:
– Je t’aime, ma Jeanne adorée… Je t’aime et suis à toi pour toujours…
– Sire! Sire!… bégayait Jeanne, extasiée.
– Je t’adore, Jeanne. Ne le comprends-tu pas au son de ma voix! Ne le comprends-tu pas même par la hardiesse de ce que je viens de faire! Songe que c’est le roi de France qui a quitté secrètement son Louvre pour venir te retrouver!…
– Hélas! murmura Jeanne, combien je serais plus heureuse si celui que j’aime n’avait ni Louvre ni gardes…
– Jeanne, pour te rejoindre, j’ai bravé plus que les gardes, j’ai bravé le scandale et les lois de l’étiquette…
– Sire, Sire!… Vous parlez de scandale… Par pitié, ramenez-moi à Paris…
– Chez votre mari? fit Louis XV avec dépit.
Jeanne frissonna, ses yeux s’emplirent de terreur. Ce mari!… Elle l’avait oublié!…
Et le roi comprit alors d’un coup quel abîme séparait cette femme exquise de l’être hideux qu’était d’Étioles.
Louis XV n’était pas jaloux… il ne pouvait l’être. Il ne demandait à ses maîtresses qu’un bonheur passager, trop sceptique pour imaginer une fidélité possible.
Mais cette fois, sans doute, ce n’était pas une passion semblable aux précédentes qui s’emparait de lui.
Cette fois, Louis s’aperçut qu’il avait un cœur et que ce cœur battait plus vite qu’il n’eût voulu.
Ce fut donc avec une sourde joie qu’il nota le frisson d’épouvante qui avait agité Jeanne à la seule idée de revenir près de son mari…
Il s’assit près d’elle et murmura ardemment:
– Tu vois bien que je ne puis te reconduire à Paris puisque tu trembles à la pensée de revoir cet homme…
– Sire, où me conduisez-vous? s’écria Jeanne en se débattant, affolée…
– À Versailles, dit le roi.
– Non! oh! non!… Sire!… Au nom de mon amour, au nom de ce sentiment si pur que je vous ai voué…
– Écoute! interrompit le roi. Je te conduis dans une maison dont tu seras la souveraine maîtresse. Je te jure sur mon honneur de gentilhomme que je n’y entrerai jamais si tu ne m’y appelles!… Ou si j’y viens, ce ne sera qu’en plein jour, comme un visiteur que tu daignes recevoir… Nous ferons ensemble de la poésie et de la musique… près de toi j’oublierai les visages faux de mes courtisans, les menaces de guerre, les observations de mes ministres… j’oublierai enfin cette chose si brillante à la surface et si triste, si vide au fond, qu’on appelle la royauté… Veux-tu, Jeanne?… Veux-tu être mon bon ange? Veux-tu être la consolatrice de mes longs ennuis, de mes désespoirs, parfois?… Veux-tu être l’inspiratrice auprès de laquelle je viendrai chercher la bonté qui, de Versailles, rayonnera sur la France?… Dis un mot, et ce carrosse va retourner à Paris! Je souffrirai, mais je ne me plaindrai pas… je ne t’importunerai plus de cet amour aussi pur, je le jure, que peut l’être le tien! Tes scrupules, je les respecterai!… Mais si tu ne dis rien, Jeanne, tu deviens la secrète amie du pauvre Louis qui n’a autour de lui que des respects d’étiquette et pas une affection… la fleur tendre et douce sur laquelle parfois je me pencherai pour m’enivrer de son parfum…
Jeanne avait baissé la tête et avait mis ses deux mains sur ses yeux…
Oh! le beau rêve que lui faisait entrevoir Louis!…
L’aimer chastement, purement… être son amie… le conseiller, le guider, le consoler… quelle douceur!…
Ce mot que demandait le roi et qui devait la ramener à Paris, elle n’eut pas le courage de le prononcer!…
Louis XV déposa un long baiser sur son front… et le carrosse continua sa route!…
Tout à coup, deux coups de feu retentirent. La voiture s’arrêta!…
Louis XV n’avait pas cette bravoure entreprenante qui avait distingué quelques-uns de ses aïeux. Il redoutait le vol. Il avait peur de la mort.
Sur les champs de bataille, il ne donna jamais de sa personne.
Au double coup de pistolet qui éclata dans la nuit, il pâlit.
Mais là, devant cette femme aux yeux de qui il devait résumer toute la chevalerie, tout le courage, il comprit qu’une hésitation lui serait fatale… un signe de lâcheté tuerait l’amour dans le cœur de Jeanne…
Il ouvrit la portière…
Jeanne jeta un cri et voulut le retenir… Le roi avait déjà sauté sur la chaussée…
Elle le suivit, décidée à se faire tuer près de lui.
Et déjà Louis XV, persuadé qu’il avait affaire à des truands embusqués; Louis XV, dont l’intérêt eût dû être de garder le plus strict incognito, criait qu’il était le roi… dans l’espoir que ce mot le roi! lui servirait de bouclier et suffirait à mettre l’ennemi en fuite…
Son étonnement fut grand quand il ne vit devant lui qu’un jeune homme dont la lueur des lanternes montrait toute la pâleur, et qui reculait, désespéré!…
Dès lors, Louis XV retrouva son courage.
Il s’avança de deux pas et demanda:
– Qui êtes-vous, monsieur? Comment avez-vous l’audace d’arrêter la voiture qui porte le roi?…
– J’ai eu cette audace, répondit le chevalier d’Assas d’une voix désespérée, parce que je croyais trouver dans ce carrosse un homme faisant métier de sbire… Je ne pouvais supposer que le roi de France consentirait à remplacer cet homme et à faire son métier!…
– Vous êtes bien hardi, mon maître! s’écria le roi avec un geste de rage. Ce que vous venez de dire pourrait vous coûter cher!… Mais je veux être bon prince… Excusez-vous et passez votre chemin…
– J’ai cru, dit d’Assas, à la magnanimité du roi: j’ai eu tort! J’ai cru à l’honnêteté de la femme qui est là: je m’en excuse!…
– Et vous portez le costume de mes officiers! rugit Louis XV. Votre nom, monsieur!
Jeanne avait reconnu le chevalier.
Tremblante de terreur et de pitié pour ce noble et si beau cavalier pour lequel, à de certains moments, elle avait peut-être éprouvé un sentiment plus doux, elle s’élança vers lui et lui saisit la main.
– Votre nom! répéta le roi avec une fureur grandissante.
– Silence! murmura Jeanne. Silence! Et fuyez!… Ou vous êtes perdu!…
– Sire! dit le jeune homme, je m’appelle le chevalier d’Assas et je suis officier au régiment d’Auvergne. J’ai insulté la majesté royale dans la personne du roi et dans celle de sa maîtresse… À qui faut il remettre mon épée? À elle ou à vous?…
Jeanne, repoussée par le chevalier qui s’avançait, recula avec un cri d’angoisse et, haletante, attendit la décision du roi.
– Gardez votre épée, chevalier d’Assas, dit Louis XV. Et allez la remettre à mon capitaine des gardes, au Louvre. Vous lui ordonnerez de vous arrêter et de vous garder au Louvre jusqu’à ce que j’aie pris à votre égard la décision qui convient…
– J’y vais, Sire! répondit tranquillement d’Assas.
– Un mot encore, monsieur, reprit le roi. Si par hasard l’idée de fuir vous venait, sachez que…
– Sire! interrompit d’Assas, dans ma famille on n’a jamais fui – ni la prison ni la mort. Veuille donc Votre Majesté se rassurer: je vais de ce pas me rendre prisonnier…
Il se tourna vers Jeanne, et, refoulant un sanglot, d’une voix ferme, douce et triste, il prononça:
– Adieu, madame!…
Et il se dirigea vers son cheval sans tourner la tête.
– L’insolent! gronda Louis XV, il saura ce qu’il en coûte de braver le roi de France!… S’il ne fuit pas, une bonne corde…
– Sire, murmura Jeanne pantelante, écoutez-moi… Ce jeune homme m’aime…
– Raison de plus!…
– Sire, je vous demande sa grâce!…
– Eh quoi! n’avez-vous pas entendu?… Vous pleurez!…
– Sire, songez que le souvenir de notre rencontre sera souillé de sang!…
– Eh bien, soit!… Il ne mourra pas!
Et en lui-même, le roi ajouta: