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Comme il allait atteindre l’escalier, il fut une troisième fois arrêté par un homme qui lui prit les mains et, d’une voix très douce, très paternelle, lui dit:

– Pauvre enfant!… Où allez-vous!… Où courez-vous si vite!…

Et, cette fois, c’était le comte de Saint-Germain. Mais, cette fois, le chevalier sentait une réelle et profonde sympathie chez celui qui lui parlait et comme le comte, le tenant toujours par la main, le conduisait dans une pièce retirée, solitaire, il se laissa faire comme un enfant.

Saint-Germain ferma la porte, tandis que le chevalier, à bout de forces, tombait dans un fauteuil.

– Voyons, où alliez-vous ainsi? dit le comte en revenant à d’Assas.

– Mais, comte… je… je rentrais chez moi… cette fête me fatigue… j’ai eu tort d’y venir…

– Oui, dit gravement Saint-Germain, vous avez eu tort de venir ici, – et plus grand tort encore de demeurer à Paris. Ah! chevalier, je vous avais pourtant bien prévenu que l’air de Paris ne vous vaut rien. Mais ne parlons pas du passé. Le mal est fait. Vous êtes empoisonné.

– Empoisonné!… Monsieur… vous me tenez là d’étranges discours, il me semble!

– C’est le discours que je tiens à ceux que j’aime… et, croyez-moi, ils sont bien rares, dit le comte d’un ton de douce autorité qui courba la tête du jeune homme. Voyons, reprit-il en haussant les épaules, vous ne m’avez pas encore dit où vous alliez… où vous couriez si vite!

– Je vous l’ai dit, il me semble; je rentrais chez moi…

– D’Assas!…

– Comte!…

– Vous mentez!…

– Monsieur!…

– Vous mentez, vous dis-je!… Voulez-vous que je vous le dise, moi, où vous alliez?… Vous alliez tout de ce pas au Pont-au-Change!…

Le chevalier frissonna et jeta un regard d’épouvante sur le comte.

– Vous vous trompez, balbutia-t-il.

– Je ne me trompe pas!… Noble cœur que vous êtes, vous n’avez pas voulu employer l’épée pour un misérable suicide! Alors, vous vous êtes dit d’abord: je rentrerai dans ma chambre et je me fracasserai la tête d’un coup de pistolet!…

– Monsieur! Monsieur!… qui donc êtes-vous!…

– Puis, continua le comte, vous avez eu peur de vous manquer, de vous défigurer! Et alors vous avez pensé à la Seine! On arrive sur un pont, on enjambe le parapet, on fait le plongeon et tout est dit! Voilà la vérité, d’Assas!…

Le chevalier haletait. Ses yeux brûlants appelaient vainement les larmes qui les eussent rafraîchis.

Il leva sa tête douloureuse vers l’homme qui lui parlait ainsi.

– Et quand cela serait! fit-il avec un emportement farouche. Quand j’aurais pris la résolution de me tuer parce que je souffre trop! Est-ce vous qui m’en empêcherez?… Qui êtes-vous? Êtes-vous mon ami? mon frère? Enfin, de quel droit vous dressez-vous entre moi et le suprême repos?…

– Nul ne peut empêcher ce qui doit être, dit gravement le comte de Saint-Germain. Si j’essaye de vous arracher à la mort, c’est que l’heure de mourir n’a pas sonné pour vous… Vous me demandez si je suis votre ami, votre frère… je suis plus que tout cela! Je suis quelqu’un qui a pitié de vous parce que vous êtes infiniment digne de la pitié! De quel droit je m’interpose? Du droit de celui qui sait! De celui qui a sondé le néant des passions humaines, qui a terrassé la mort et contemplé la vie face à face!…

En parlant ainsi, le comte se transfigurait.

Une sorte de majesté sereine envahissait son visage.

Le chevalier le considérait avec un étonnement voisin de l’effroi, avec une sorte de respect dont il ne pouvait se défendre.

– Pourquoi voulez-vous vous tuer, d’Assas? reprit Saint-Germain. Si vous étiez une nature vulgaire, je pourrais vous dire d’espérer; je vous prouverais que le roi est un égoïste qui n’aime personne que lui-même, que sa passion pour Jeanne ne sera qu’un feu de paille vite éteint, et qu’alors vous pourrez apparaître au cœur de cette pauvre femme comme l’ange consolateur!… Mais je ne vous dirai rien de tout cela, d’Assas! Je vous dirai simplement de vivre parce que la vie est belle en soi. Il n’y a au monde qu’une chose de grave et d’inguérissable: c’est la mort! Tout le reste peut et doit se guérir, même l’amour le plus vrai, le plus profond, comme celui que vous éprouvez!…

D’Assas secoua la tête avec une violence désespérée.

– Vous me parlez ainsi parce que vous n’avez jamais aimé! dit-il.

Saint-Germain sourit…

– Qu’appelez-vous aimer? dit-il avec une sorte de gravité plus poignante. Écoutez-moi. Peut-être me comprendrez-vous, car vous êtes une des âmes les plus généreuses que j’aie rencontrées. Pour l’humanité dans son ensemble, l’amour est une forme de l’égoïsme. Un homme aime une femme. Cela veut dire qu’il la désire; il en souhaite la possession; il veut absolument que cette femme soit à lui et non à d’autres. Si elle est vénale, il l’achète comme un marbre, un objet de luxe quelconque. Si elle est honnête, il s’efforce de lui prouver qu’elle doit lui appartenir volontairement. En somme, il cherche à s’emparer d’elle. C’est une œuvre de conquête à la façon des antiques barbares. La preuve, c’est que sa douleur d’amour est atténuée, disparaît presque entièrement si la femme convoitée ne se donne à personne. Ce qu’on appelle jalousie n’est guère que l’exaspération de cet égoïsme particulier. L’homme cherche donc surtout à satisfaire son propre appétit de conquête et de possession lorsqu’il affirme qu’il aime. Aimer veut dire vouloir. Je veux cet objet: bronze, marbre ou femme. Je le veux pour moi seul. J’en ai envie. Et alors je prétends que je l’aime! Quelle pitié!…

– Ah! murmura d’Assas, est-il donc une autre forme de l’amour?…

– Oui. L’amour existe. Il est vrai. Il est plus précieux que tous les trésors de Golconde. Mais enfin, il existe. Peu d’hommes l’éprouvent. Il est presque aussi difficile de rencontrer un homme qui aime que de trouver une femme digne d’être aimée. Mais cela se trouve!

– Et qu’est-ce que cet amour dont vous parlez? demanda le chevalier avec cet étonnement profond et respectueux qu’inspirent les vérités entrevues.

– L’amour, dit alors le comte, c’est la forme la plus parfaite du dévouement, c’est-à-dire tout juste le contraire de ce que le vulgaire appelle de l’amour. Aimer une femme ne peut pas signifier autre chose que souhaiter ardemment son bonheur à elle, et non le bonheur de soi-même. Me comprenez-vous?

– Oui… je le crois, du moins, fit d’Assas en frémissant.

– J’aime cette femme. Voici exactement ce que cela veut dire: s’il plaît à cette femme de m’appeler à elle, je vais entreprendre des travaux d’Hercule, je vais remuer ciel et terre pour assurer son bonheur… mais si elle s’éloigne de moi… si sa sympathie va à un autre…

– Eh bien? demanda le chevalier palpitant.

– Eh bien, parce que je l’aime… parce que j’ai entrepris d’assurer son bonheur, non seulement je ne me dresserai pas comme un obstacle entre elle et l’homme préféré… mais encore je me réjouirai de voir qu’elle a trouvé sans moi ce bonheur que je prétendais lui apporter…

– Effrayante théorie!…

– Vous dites effrayante parce que vous n’avez pas goûté le charme infini du dévouement pur, du sacrifice qui n’attend pas de récompense… Moi qui ai connu toutes les formes de l’amour, depuis la jalousie qui rêve le meurtre jusqu’au désespoir qui rêve le suicide, je vous le dis: là seulement est l’amour!…

D’Assas, rêveur, écoutait les paroles de Saint-Germain qui peu à peu berçaient sa douleur et l’apaisaient. Peut-être le comte n’avait-il pas eu d’autre but en lui faisant l’exposé de sa théorie de l’amour.

Le chevalier, comme l’avait dit Saint-Germain, était vraiment une âme généreuse.

Il commençait à entrevoir la possibilité de se dévouer au bonheur de Jeanne; graduellement, l’idée de suicide s’éloignait de son esprit. Il souffrait toujours autant: mais déjà il admettait la vérité de ce mot du comte:

– Il n’y a qu’une chose d’inguérissable: c’est la mort!

Mourir, n’était-ce pas se condamner soi-même à ne plus jamais revoir Jeanne? Et même en repaissant la théorie du sacrifice pur, même en admettant qu’il voulût conquérir la jeune femme, est-ce que le suicide n’était pas la défaite suprême, celle pour laquelle il n’y a pas de revanche possible?

Le comte de Saint-Germain l’avait pris par le bras; il l’avait entraîné au dehors; il lui parlait doucement, et enfin, lorsqu’il le quitta à la porte des Trois-Dauphins, il lui avait arraché la promesse de vivre, de ne pas attenter à ses jours.

– Hélas! pensa le comte quand il fut seul, en voilà un que je viens d’arracher à la mort… Ai-je bien fait? Ai-je eu tort? Qui peut le savoir?… Mais quittons ces tristes idées et allons voir qui triomphe à l’Hôtel de Ville!…