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XIX L’HÔTEL DE VILLE

Une petite pluie fine tombait sur Paris; mais malgré cette sorte de brouillard froid qui pénétrait et faisait grelotter les gens, la place de l’Hôtel de Ville était noire de peuple.

De tout temps, une des grandes distractions du peuple a été de regarder les riches s’amuser.

Il y a toujours des spectateurs transis à la porte du théâtre pour voir les gens qui entrent.

C’est la part de ceux qui ne s’amusent pas.

Donc, il y avait grande foule sur la place où une compagnie de chevau-légers maintenait les curieux. Et malgré la pluie qui avait éteint beaucoup de verres de couleur et de lanternes vénitiennes, les illuminations de la façade avaient fort bon air.

À chaque instant des équipages s’arrêtaient devant la grande porte de droite et des murmures d’admiration parcouraient la foule lorsqu’on voyait quelque somptueuse toilette passer rapidement, et disparaître sous la tente qui avait été installée pour servir d’entrée.

Vers neuf heures, dans l’intérieur de l’Hôtel de Ville, se pressaient les courtisans, les dames de la cour, les dignitaires, maréchaux en grande tenue, littérateurs célèbres, peintres, financiers, enfin tout ce qui, dans Paris, portait un nom connu.

Les vastes salons de l’Hôtel de Ville étaient bondés, et cependant, les invitations avaient été lancées avec parcimonie; environ quatre mille invités avaient pu pénétrer dans ces salons; mais il faut songer que le nombre des personnes qui avaient fait valoir leurs droits à une invitation, soit à Paris, soit en province, s’éleva à soixante mille; il faut songer que le sire de Maigret – un hobereau de l’Anjou – se tua de désespoir pour n’avoir pu obtenir d’être invité à cette fête célèbre.

Et maintenant, qu’on se représente ces salons décorés avec cet art précieux et raffiné de l’époque, splendidement éclairés par les flambeaux de cire placés à profusion, les fleurs, les massifs des plantes rares venues à grands frais d’Italie et d’Espagne; qu’on se figure la salle de la collation où cinq cents maîtres d’hôtel dressaient la table pour le souper que deux cents cuisiniers et marmitons avaient élaboré; qu’on imagine les costumes somptueux des seigneurs, les robes des dames, les diamants, les pierres précieuses étincelant de mille feux, cette foule d’une suprême élégance qui marivaudait, tournoyait lentement, tout ce monde dans l’attente de l’arrivée du roi, chacun voulant être vu, obtenir un regard du monarque; qu’on écoute les mélodies des violons et des harpes dans les salles de danse, et on aura une faible idée du spectacle réellement magique qui se déroulait dans l’Hôtel de Ville.

Pénétrons dans le salon central.

Dans la foule se produisit tout à coup un remous.

Deux groupes venaient d’y entrer, l’un par une porte, l’autre par la porte d’en face.

Dans chacun de ces groupes il y avait une femme; et c’étaient ces deux femmes qui produisaient cette sensation, ce remous dont nous venons de parler…

Le premier se composait du comte du Barry, du comte de Saint-Germain, d’un seigneur étranger que nul ne connaissait, et d’une femme éclatante de beauté.

Cette femme, c’était la fille galante… Juliette Bécu.

Ce seigneur étranger, c’était M. Jacques… l’homme du mystère.

Pâle sous le regard de M. Jacques, le comte du Barry donnait la main à Juliette et, s’arrêtant de groupe en groupe, murmurait quelques mots.

Alors Juliette faisait une révérence que les plus sévères jugeaient impeccable; on lui répondait par d’autres révérences, et le comte passait à un autre groupe…

Du Barry présentait aux dames de la cour la comtesse du Barry!…

La courtisane, Juliette, était profondément émue; mais elle jouait son rôle en comédienne admirable. Sa démarche gracieuse quoique un peu imposante, sa beauté parfaite, la magnificence inouïe de son costume provoquaient des murmures d’envie et d’admiration. Elle marchait sous le feu croisé des regards sans paraître intimidée; mais elle avait su prendre un air de modestie et presque de mélancolie qui lui seyait à ravir.

M. Jacques, comme nous avons dit, escortait le comte et la comtesse du Barry, et sans doute ce mystérieux personnage ne pouvait se défendre d’admirer la belle créature sur laquelle il comptait pour une œuvre de ténèbres, car parfois son regard se posait sur elle avec une satisfaction non dissimulée.

Le comte de Saint-Germain suivait ces trois personnages, très intéressé, paraissait-il, et un sardonique sourire aux lèvres. Lui aussi était le point de mire des regards. Il les supportait avec une noble aisance.

Contre son habitude, il n’était pas chargé de diamants.

Seulement, il portait trois émeraudes dont chacune représentait une fortune plus qu’ordinaire.

Deux d’entre elles fixaient ses jarretières et la troisième était placée au pommeau de son épée de parade; et ces trois pierres vertes jetaient un éclat étrange, des feux pour ainsi dire sataniques; il avait l’air, à chaque mouvement, de s’envelopper des reflets de l’enfer.

Le deuxième groupe dont nous avons signalé l’entrée se composait de M. de Tournehem donnant la main à Jeanne, de M. d’Étioles et de quelques financiers.

Jeanne portait une toilette d’une exquise simplicité qui était l’exacte reproduction de celle qu’elle avait dans la clairière de l’Ermitage.

Seulement, elle était faite des satins les plus coûteux, des dentelles les plus précieuses.

D’Étioles la couvait des yeux. Il semblait rayonner du succès de sa femme.

Tournehem, un peu grave peut-être, ne paraissait pas moins heureux.

Parfois, il se penchait vers sa fille et murmurait:

– Es tu contente, ma Jeannette?…

– Oui, oh! oui… Comment ne le serais-je pas?…

À ce moment, les yeux de Jeanne se croisèrent avec ceux de Juliette… de la comtesse du Barry…

M. Jacques se pencha à l’oreille de Juliette et dit:

– Vous avez vu cette jeune femme si belle, si exquise d’élégance et de grâce?…

– Oui!…

– Eh bien! C’est votre rivale!… Tâchez de vaincre!…

Déjà Juliette était passée. Mais le regard qu’elle avait jeté à Jeanne avait eu sans doute quelque chose de menaçant, car Jeanne avait pâli.

– Quelle est cette femme? demanda-t-elle à Tournehem.

– Je l’ignore, mon enfant. Pourquoi me demandes-tu cela?

– Pour rien, fit Jeanne qui, à aucun prix, ne voulait inquiéter son père.

À cet instant, elle vit quelqu’un s’incliner devant elle en murmurant:

– Permettez-moi, madame, de déposer à vos pieds mes très humbles et respectueux hommages…

L’homme qui parlait ainsi se redressa alors et Jeanne reconnut le comte de Saint-Germain…

Ils étaient arrivés au bout du grand salon, à l’entrée d’une sorte de pièce qui était réservée pour le roi, au cas où Sa Majesté eût été indisposée, ou simplement eût voulu se reposer.

Jeanne s’assit dans un fauteuil que lui céda galamment un seigneur qui s’y trouvait.

En même temps, elle répondait à Saint-Germain:

– Merci, monsieur, de votre hommage; il m’est d’autant plus précieux qu’on le dit rare et sincère.

– En effet, madame, dit le comte avec une gravité mélancolique, je ne l’adresse qu’à ceux qui le méritent…

Tournehem, voyant Jeanne engagée dans un entretien qui semblait fort l’amuser, se mit à examiner l’assemblée, et peu à peu se perdit dans la foule.

– Et quelles sont, reprit Jeanne, les personnes qui vous semblent mériter votre hommage?

– Il y en a fort peu, madame, parce que, en regardant les gens d’assez près, on finit toujours par leur découvrir une tare, un vice caché… Or j’ai le malheur d’être curieux, et le malheur plus grand encore de voir trop bien…

– Oui: on dit que vous avez la double vue…

– Vraiment? fit le comte, on dit cela? Eh bien, il faut laisser dire. Mais pour en revenir à la question que vous me faisiez l’honneur de m’adresser, j’ajouterai que personne, au fond, ne mérite entièrement l’hommage du philosophe…

– Merci! fit Jeanne en riant.

– Seulement, il est des gens auxquels un homme de cour comme moi ne peut se dispenser d’adresser un salut de respect apparent et de pitié réelle…

– Quelles gens?…

– Mais d’abord le souverain!… Il est impossible de ne pas saluer le souverain, si vicieux et taré qu’il soit…

– Ensuite? fit Jeanne en pâlissant.

– Ensuite… la souveraine!…

– Et puis?…