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XVIII L’HÔTEL D’ÉTIOLES

Lorsque le chevalier d’Assas, ayant franchi la porte de la Bastille, eut respiré cinq ou six grands coups d’air libre; lorsqu’il se fut assuré que son libérateur avait disparu, le débarrassant de sa présence et de l’étrange malaise qu’il lui occasionnait, – malaise que le jeune homme se reprochait comme une noire ingratitude, – lorsque, enfin, il fut bien convaincu qu’il était libre, ou du moins ce qui s’appelait libre à cette époque où, sur dix passants, il y avait un agent secret chargé de surveiller les neuf autres, le chevalier prit en toute hâte le chemin de la rue Saint-Honoré.

Il marchait gaillardement, le nez au vent, la main sur la poignée de l’épée qu’on lui avait rendue au corps de garde de la sombre forteresse.

Il n’eût pas fait bon le regarder de travers en ce moment.

En effet, le chevalier sentait son cœur bondir à la pensée de ce que lui avait révélé le digne M. Jacques: cette sorte de conspiration qui devait jeter Jeanne dans les bras du roi de France!…

Lui, un simple cornette, un pauvre officier subalterne, il allait se trouver en lutte avec la personne royale! avec Louis XV!…

Pareil à ces chevaliers errants des époques héroïques, il se disait que, pour sauver la dame de ses pensées, il était prêt à donner sa vie!…

La lutte serait effrayante! Mais son courage se haussait à cette entreprise titanesque où il s’agissait de sauver une douce et belle créature des embûches qui l’entouraient sans doute, de la sauver d’elle-même; au besoin! Et lui, contre ce dévouement qui le mènerait peut-être à l’échafaud, ne demanderait rien.

Non! Rien!… En somme, le chevalier raisonnait comme un don Quichotte, mais comme un don Quichotte plein de jeunesse, don Quichotte, moins le ridicule, plus la beauté!

Le bon apôtre ne s’avouait pas que, sous tout ce beau dévouement, il y avait bel et bien un amour sans guérison possible, une passion ardente qui l’entraînait malgré lui. Et il avait raison de ne pas se faire cet aveu, car l’amour pur est au fond la forme la plus idéale du dévouement.

Crâne, et le tricorne sur l’oreille, la pâleur de la prison déjà disparue sous ces roses que la marche au grand air et la joie mettent sur un jeune visage, le chevalier d’Assas atteignit donc rapidement l’auberge des Trois-Dauphins au moment où maître Claude, le digne hôtelier, s’apprêtait à faire porter son portemanteau à la halle aux hardes pour se dédommager de la dépense demeurée impayée.

Maître Claude ne put dissimuler une grimace en apercevant le chevalier.

La belle Claudine, sa femme, devint au contraire rayonnante dès que le jeune homme eut mis le pied dans la grande salle commune.

– Ah! mon Dieu! s’écria-t-elle gentiment, c’est bien vous que je vois, monsieur le chevalier! Quelles inquiétudes nous avons eues!…

– Surtout pour mon argent, grommela Claude.

– Merci, ma bonne madame Claude, fit le chevalier. J’ai dû entreprendre tout à coup un voyage imprévu, et, vous le voyez, me voici… mourant de faim et de fatigue, je vous l’avoue!

– Pierre! Jeannette! cria la belle Claudine, vite, un couvert pour monsieur le chevalier qui a faim! vite qu’on bassine le lit du 14!… Si monsieur le chevalier le désire, on va lui monter son dîner dans sa chambre…

– Non, non, mille mercis, ma chère dame… Je dînerai ici, près de ces magnifiques fourneaux si agréables à voir… et à flairer, ajouta le chevalier en riant. Quant à bassiner mon lit, pas davantage; il me suffira de prendre une heure de repos dans un bon fauteuil.

– À la bonne heure! s’écria maître Claude qui, flatté des éloges accordés à ses fourneaux, se rua aussitôt en cuisine et se mit à préparer un déjeuner succulent, digne d’un client sérieux.

Le chevalier s’assit à une table que déjà une servante couvrait de son couvert d’argent et sur laquelle Mme Claude – la belle Claudine – déposait un flacon de beaujolais.

– C’est curieux, se disait le chevalier lorsqu’il attaqua la tranche de pâté que l’hôtesse venait de déposer dans son assiette ornée du chiffre de la maison: trois dauphins or sur azur, c’est curieux, ce matin, je voulais absolument mourir et je n’eusse pas racheté ma peau six liards. Par la tête! par le ventre! par le diable cornu! qu’on est bête quand on est triste! C’était la prison, sans doute! c’était cet air méphitique et fade qui me portait au cerveau; c’était cette obscurité qui me mettait du noir dans l’âme… Et maintenant, morbleu! j’ai envie de rire, de chanter! J’ai envie d’embrasser l’hôtesse!…

– Prendrez-vous bien une aile de ce perdreau? soupira la belle Claudine. On vient de le rôtir à votre intention, tout bardé de lardillons et enveloppé de feuilles de vigne…

– Une aile, madame Claude? Les deux ailes, voulez-vous dire! Et les deux cuisses! Et la carcasse, et les pattes, et la tête! À moi le perdreau! Vous êtes charmante, madame Claude, et votre perdreau est divin…

La belle Claudine, pourpre de plaisir, découpa le volatile qui répandait en effet un merveilleux fumet, et qui reposait douillettement sur un canapé de choux tendres à souhait. Canapé fut dit par l’hôtesse. Et c’était déjà le terme officiel en gastronomie.

– Je suis bien… bien heureuse, murmura Claudine.

– De quoi donc, ma belle hôtesse? fit le chevalier étonné.

– De… de vous revoir… c’est-à-dire de vous voir si bon appétit. C’est un honneur pour ma maison.

– Ah! c’est que je reviens d’un pays où l’on jeûne avec furie, avec extravagance; voilà huit jours que j’enrage de faim et de soif.

– Pauvre garçon! soupira Claudine qui, voyant le flacon de Beaujolais entièrement vide, s’empressa de courir en chercher un deuxième.

– Moi aussi, j’ai soif! dit à ce moment une voix.

– Et moi aussi, j’enrage! ajouta une deuxième voix.

Ces deux exclamations furent ponctuées par deux coups de poing assénés sur une table voisine, par deux consommateurs qui venaient d’entrer et de prendre place l’un vis-à-vis de l’autre.

– Une bouteille de vin d’Anjou! tonna le premier.

– Pardon! rugit le deuxième, une bouteille de champagne!

– Monsieur Prosper Jolyot de Crébillon, vous m’insultez!…

– Monsieur Noé Poisson, vous m’excédez!…

– Allez-vous encore me faire la guerre?

– Allez-vous encore me soutenir que le champagne n’est pas le nectar des dieux, que Jupiter et Apollo ne l’ont pas exprès créé pour les poètes, c’est-à-dire pour moi!

– Votre M. Jupiter est un faquin, dit Noé Poisson; et votre M. Apollo un cuistre, incapable de distinguer l’âge et le cru d’un flacon.

– Poisson, dit le poète en larmoyant, je t’assure que tu me fais de la peine…

– Et toi, Crébillon, tiens, tu me fais pleurer… tel un veau!

Les deux ivrognes, en effet, qui étaient entrés pour près et furieux, sans doute à la suite de cette intéressante discussion commencée dans la rue, se mouchèrent bruyamment et essuyèrent leurs yeux. Mais à ce moment, le garçon d’auberge plaçait devant eux une bouteille de saumur et un flacon de champagne tout débouchés. Mais, comme il n’était pas au courant de l’éternel sujet de dispute qui divisait ces deux parfaits amis, si étroitement liés d’ailleurs, il plaça le champagne devant Noé Poisson qui ne pouvait pas le sentir, disait-il, et offrit le vin d’Anjou à Crébillon qui le détestait, prétendait-il.

Ils trinquèrent après avoir consciencieusement essuyé leurs larmes.

– Poisson, mon cher Noé, dit Crébillon en avalant d’un trait son verre de vin d’Anjou, je te jure que tu as tort de ne pas goûter à ce champagne! C’est sec, pétillant, la mousse vous chatouille, cela vous a un fumet de pierre à feu…

– Crébillon, reprit Noé de son côté, Dieu me damne si ce verre de saumur n’est pas la véritable liqueur digne d’un grand poète comme toi! Bois du saumur, mon ami! bois…

En même temps, il absorbait une forte rasade de champagne.

– Exquis! fit-il en remplissant à nouveau son verre.

– Délicieux! ponctua Crébillon en caressant le goulot du flacon d’Anjou.

Cependant, le chevalier d’Assas qui, comme tous les amoureux, éprouvait le besoin de se raconter à lui-même son amour, le chevalier continuait le monologue que nous avons esquissé plus haut.

– Oui, continuait-il, je voulais mourir! Est-ce bête? Or ça, pourquoi donc suis-je si gai, maintenant? Est-ce parce que je suis libre? Hum! Il y a un peu de vrai là-dedans, mais enfin, parce que je puis aller et venir à ma guise, ce n’est pas une raison suffisante pour trouver que Paris a embelli depuis une dizaine de jours que je le quittai!… Voyons, est-ce parce que ce vénérable inconnu… non, non… ce n’est pas cela! Et puis, est-il si vénérable que cela, mon sauveur? Il a une tête qui ne me revient qu’à demi!… Alors?… Ma foi, j’y renonce, je suis gai parce que je suis heureux, et heureux parce que je suis gai, voilà tout!