Hésitait-il?…
Ou plutôt, s’irritait-il des moyens qu’il était obligé d’employer pour assurer sa puissance et combattre le roi?
Qui sait!…
– Tout cela est bien compris et bien convenu, n’est-ce pas? reprit-il tout à coup.
– Disposez de moi corps et âme, dit Juliette.
– Quant à votre discrétion… votre fortune à venir m’en répond. Maintenant, mon enfant, maintenant que nous sommes d’accord, faisons comme tous les bons commerçants, qui ne se contentent pas de vaines paroles. Comme arrhes, je viens de vous donner quatre-vingt mille livres représentées par ces deux brillants, et cela sans savoir si vous étiez bien celle qui me convenait. À votre tour…
– Que puis-je donc vous donner? bégaya Juliette.
– Votre signature. Verba volant, scripta manent. Entendez-vous le latin?
– Non… on a oublié de me l’apprendre.
– Tant pis!… Mme d’Étioles le sait, elle!… Et elle sait bien d’autres choses…
– Mme d’Étioles?…
– Ai-je dit Mme d’Étioles?… Peu importe. En tout cas, verba volant signifie que les paroles s’envolent, tandis que les écrits restent: scripta manent… Voici donc un papier en bonne et due forme que je vous prie de vouloir bien signer en le datant d’aujourd’hui, et en le certifiant de tous points conforme à la vérité.
Juliette prit le papier que lui tendait M. Jacques, et alors elle pâlit.
Ce papier dépassait toutes les violentes surprises qu’elle avait éprouvées en cette soirée.
Voici en effet comment il était libellé:
«Moi, comtesse du Barry, maîtresse en titre et favorite de Sa Majesté le roi Louis XV, affirme et certifie que je m’appelle en réalité Juliette Bécu; que c’est par suite d’un vol de papiers que j’ai pu me faire passer pour une dame de noblesse; que, moyennant la somme de cinq cent mille livres qui m’était promise, sans compter d’autres avantages, moi pauvre fille galante, rebut de la société, j’ai entrepris de me faire aimer de ce roi pour lequel je n’ai d’ailleurs que du mépris sans nulle haine; je certifie qu’avant d’atteindre la haute situation où je suis placée, j’ai vécu d’amour, j’ai vendu mes sourires au plus offrant et dernier enchérisseur, et que le triste sire qui s’imagine m’avoir possédée le premier ne vient qu’après un nombre d’amants qui eût suffi à deux ou trois filles de mon espèce.»
Juliette Bécu devint pourpre, et puis, très pâle.
Quelque chose comme une larme brillante parut dans ses yeux.
– Signez-vous? fit rudement M. Jacques. Si vous signez, c’est la fortune. Car jamais je n’aurai occasion de me servir de ce papier… si vous m’obéissez toutefois.
– Comtesse du Barry! maîtresse du roi! balbutia Juliette éperdue.
– Favorite de Louis XV!… C’est-à-dire une fortune inouïe: le droit de commander en France, et peut-être à l’Europe! Des fêtes! Des honneurs! Tous les trésors de l’Inde à vos pieds!…
– Je signe! haleta Juliette.
Et se levant d’un bond, elle courut à un secrétaire, data, parapha le papier.
– Maintenant, dit M. Jacques, recopiez-le tout entier de votre main, et signez le nouveau papier…
La fille galante obéit.
M. Jacques relut soigneusement les deux papiers, les fit sécher, les plia et les enfouit dans un portefeuille qui fermait à clef et qu’il portait suspendu au cou par une chaînette, sous ses vêtements.
Alors il remit son chapeau sur sa tête et se dirigea vers la porte.
– Un instant, monsieur, dit Juliette. Quand vous reverrai-je?
– Peut-être cette nuit, peut-être jamais…
– Si je ne vous revois jamais, comment connaîtrai-je vos intentions?
– Ne vous en inquiétez pas. Où que vous soyez, humble fille ou favorite du roi, sachez seulement que mon regard et ma main sont sur vous…
– De quel nom dois-je vous appeler? reprit Juliette frémissante et courbée.
– Je m’appelle M. Jacques, dit paisiblement l’étrange et terrible visiteur.
Lorsque la fille galante, lorsque Juliette Bécu se redressa, M. Jacques avait disparu et elle put se demander si tout cela n’était pas un rêve prodigieux… si elle ne s’était pas endormie dans son fauteuil, si elle n’avait pas eu une vision de cauchemar…
À ce moment, elle se regarda dans la glace, et vit les deux solitaires qui resplendissaient à ses oreilles… Non, non! elle n’avait pas rêvé!…