La fille galante, devenue soudain très grave, se pencha alors, déposa un baiser léger comme un souffle sur le front de ce pauvre petit ange, et se reculant de deux pas, la contempla avec une indicible expression de tendresse.
– Votre fille? interrogea une voix qui fit tressaillir Juliette.
Elle se retourna, vit son visiteur qui, curieusement, était entré et avait assisté à toute cette scène intime.
– Non, fit-elle à voix basse, ce n’est pas ma fille.
Et lorsqu’ils furent revenus dans la première pièce, elle continua:
– C’est Anne… ma petite sœur…
Oui! Cette enfant s’appelait Anne Bécu!… Elle devait plus tard s’appeler, elle aussi, Mlle Lange, comme sa sœur Juliette dont elle devait hériter… Et plus tard encore, le 8 décembre 1793, elle devait porter sa tête sur l’échafaud!…
Mais demeurons dans le cadre de notre récit.
– Une bien jolie enfant, reprit M. Jacques, et que vous semblez aimer de tout votre cœur?…
– C’est vrai, monsieur!… Tenez, je vois bien que vous avez quelque chose à me dire… que vous ne venez pas pour… comme les autres, enfin! Cela m’inspire confiance, et je puis vous le dire: cette enfant, c’est toute ma joie dans ce monde. Lorsque ma pauvre mère est morte, il y a deux ans, elle m’a montré d’un regard la pauvre petite qui allait se trouver sans mère… Alors, que voulez-vous, je me suis mise à être sa mère! Et moi qui dois jouer la comédie de l’amour si je veux vivre, eh bien, j’en suis arrivée à me figurer que j’ai aimé réellement, moi aussi! Que moi aussi, j’ai été aimée! Que j’ai eu une petite fille! Quand je suis seule, près du berceau de ma petite Anne, ces idées me passent par la tête, et alors, je pleure… tenez, comme en ce moment!…
Juliette Bécu – ou Mlle Lange, ou encore mademoiselle L’Ange, comme ou voudra l’appeler – essuya ses yeux où brillaient quelques larmes.
– Me suis-je trompé? gronda M. Jacques entre ses dents. Suis-je tombé sur une fille qui a du cœur? Ce serait jouer de malheur!
– Que dites-vous, monsieur?
– Rien. Je réfléchissais à la singulière destinée qui pousse hors de leur route naturelle certains hommes et certaines femmes. Vous, par exemple, d’après votre attitude, d’après tout ce que je vois et entends, depuis que je suis ici, vous étiez née pour être une bonne femme de ménage, heureuse et fière d’être fidèle à votre époux, élevant avec amour vos enfants…
Juliette eut un éclat de rire qui découvrit l’éblouissante rangée de perles qui brillait entre le double corail de ses lèvres.
Ce rire soudain, cette mobilité dans les idées parurent rassurer le digne M. Jacques.
– Vous êtes étonné? s’écria Juliette en riant toujours. Je ris… excusez-moi. Mais c’est si étrange, ce que vous me dites!… Pour les enfants, je ne dis pas non. Je crois que je les eusse aimés. Et encore, ma petite Anne… ce n’est pas la même chose!… Mais quant à la fidélité… quant à l’époux… ah! non, c’est trop drôle!… Le pauvre malheureux! Je le plains!… Tenez, je suis en veine de confession, ce soir…
– Parlez, parlez tout à votre aise, ma chère enfant… je parlerai ensuite, moi!
– Soit! Vous n’avez pas l’air de vous douter de ce qui nous entraîne, nous autres, créatures de joie, à une existence que vous jugez sans doute très immorale. Pour les unes, c’est la misère… c’est vrai pour le plus grand nombre. Pour d’autres… et c’est mon cas, c’est la soif des plaisirs, l’amour de tout ce qui brille, les belles toilettes, les brillants…
– Ah! ah! interrompit M. Jacques avec une parfaite tranquillité. Permettez-moi donc de vous offrir ceux-ci!
En même temps, il tira de sa poche une petite boîte de chagrin qu’il ouvrit et fit briller aux yeux éblouis de Juliette une paire de boucles… deux solitaires d’une eau magnifique et gros comme des petites noisettes.
Elle saisit la boîte en tremblant, et murmura:
– Oh! monsieur… vous voulez vous moquer d’une pauvre fille!…
– Pas le moins du monde: ces diamants sont à vous!
– À moi! À moi!… Mais ces deux boucles valent au moins trente mille livres!…
– Quarante mille chacune, mon enfant: cela fait quatre-vingt mille…
Juliette demeura suffoquée, toute pâle. Puis elle devint pourpre, et courant vers une haute glace qui occupait tout un panneau, elle essaya d’accrocher les boucles à ses oreilles. Mais ses mains tremblaient trop.
– Permettez-moi, fit M. Jacques avec la même tranquillité.
Et en un tour de main, avec une habileté que lui eût enviée plus d’un roué, il attacha les boucles.
Devant la glace, Juliette se tournait et se retournait.
– Que c’est beau, mon Dieu! que c’est beau!…
– Allons… venez vous asseoir… vous contemplerez ces bijoux à votre aise quand je serai parti…
– Oh! laissez-moi vous remercier au moins!…
– Avec plaisir. Mais la meilleure manière de me remercier, c’est d’achever votre confession…
Juliette, encore toute bouleversée, vint reprendre sa place, et cette fois, avec un sérieux où perçait tout son respect pour la fabuleuse générosité de cet inconnu, elle reprit:
– Ma confession n’est pas longue, monsieur! Je raffole de la danse, j’adore les bijoux, j’ai une passion pour les toilettes… Tenez, toute ma vie, j’ai fait un rêve qui jamais ne se réalisera: souvent, quand je pense à ces choses, je me vois dans une magnifique salle de bal…
– Vous seriez habillée comme une reine, interrompit M. Jacques en souriant, vous seriez vêtue et parée comme une de ces belles dames de la cour que vous allez voir passer lorsqu’il y a soirée de gala…
– C’est cela! oh! c’est cela! s’écria Juliette en battant des mains.
– Vous entreriez dans la salle de bal qui se trouverait être au Louvre, par exemple, ou quelque chose d’approchant… Vous descendriez de votre carrosse tout de satin, en donnant la main à quelque beau gentilhomme, en retroussant votre jupe de soie, et en jetant un regard sur l’admiration du peuple rangé pour vous voir passer…
– Mon Dieu! Mon Dieu! C’est comme si j’y étais!… Vous dites mot à mot ce que je pense!…
– Poursuivons, reprit M. Jacques en souriant. Vous porteriez des bijoux splendides, tout comme une duchesse, ou tout au moins une comtesse… Sur votre beau front, la couronne en brillants, à vos oreilles, les deux solitaires qui y brillent en ce moment, à votre cou une rivière de perles, à vos doigts les saphirs et les émeraudes…
– Ah! monsieur, vous êtes un grand poète, ou un bien profond philosophe…
– Dans la salle de bal, vous seriez admirée, fêtée, les plus illustres gentilshommes brigueraient l’honneur de danser avec vous, mais vous n’accorderiez cet honneur qu’aux plus magnifiques… il vous faudrait des princes… peut-être le roi…
Juliette Bécu jeta un cri qui ressemblait à de l’effroi.
– Monsieur! fit-elle d’une voix tremblante, finissez je vous en supplie. Vous me faites peur, vous devinez tout ce que je pense… et puis, cela est cruel de me laisser ainsi entrevoir le paradis pour me laisser ensuite retomber du haut de ces rêves.
– Mon enfant, dit simplement M. Jacques, ce rêve sera une réalité quand vous voudrez!
– Folie! Imagination! murmura Juliette.
– Est-ce de la folie? Est-ce de l’imagination, ces deux brillants que vous portez aux oreilles?
– C’est vrai, monsieur! dit tristement Juliette. Mais des diamants, pour si beaux qu’ils soient, se peuvent acheter. Il ne suffit pour cela que d’être riche. Mais ce qui ne s’achète pas, c’est un titre de noblesse, c’est la considération, c’est l’époux, c’est la couronne comtale, c’est tout ce qui permet d’entrer dans ces fêtes triées où ne sont admises que les dames les plus illustres…
M. Jacques s’était levé.
– Venez, dit-il.
– Où cela? fit Juliette étonnée.
– Venez toujours. Je suppose que vous n’avez pas peur avec moi?
M. Jacques sortit de l’appartement dont la fille galante referma la porte. Ils se trouvaient alors sur un palier où s’ouvraient deux portes: à droite, celle de Juliette; à gauche, celle d’un logement inoccupé depuis trois mois.
À la grande stupéfaction de Mlle L’Ange, M. Jacques tira une clef de sa poche et ouvrit cette porte de l’appartement vide. Ils entrèrent. Et il poussa derrière lui la porte.
Ils étaient dans une pièce qu’éclairait un seul flambeau, d’une lumière triste. La pièce était nue. Il n’y avait pas un meuble, pas une chaise…
– Veuillez entrer dans cette chambre, dit alors M. Jacques en désignant une épaisse tenture qu’il suffisait de soulever pour pénétrer dans la pièce voisine.