– Oui, monsieur le gouverneur… M. Jacques!
– Eh bien, vous avez vu votre homme? Vous êtes content? Adieu, donc! Vous pouvez vous retirer.
– Pardon, monsieur le gouverneur, c’est que… fit humblement M. Jacques.
– Qu’y a-t-il encore? Je vous préviens que je suis pressé.
– Soit. Veuillez donc, s’il vous plaît, me remettre M. le chevalier d’Assas que j’emmène.
Le gouverneur bondit, non pas tant de la surprise que lui causait cette nouvelle, que du ton d’autorité qu’avait pris soudain M. Jacques.
– Ah! çà!… vous devenez fou!… Je vous assure que nous avons des cabanons ici, qui…
– Lisez! fit impérieusement M. Jacques.
Le marquis de Machault saisit le papier que lui tendait M. Jacques, et le parcourut d’un coup d’œil.
– C’est un ordre d’élargissement tout à fait en règle, dit-il au bout d’un instant. Diable, mon cher monsieur… Jacques, vous êtes puissant… Car voilà un papier que peu de personnes pourraient arracher à Sa Majesté… On sait assez que le roi déteste la manie qu’ont certaines gens de vouloir sortir de la Bastille… témoin moi qui y suis encore… Peste! mes compliments… Au fait! qui sait si, grâce à vous, je ne pourrais pas, moi aussi, gagner ma liberté?… Monsieur Jacques, je ne vous laisserai pas sortir, à moins que vous ne me promettiez votre protection!
M. Jacques s’inclina sans répondre.
Quant au gouverneur, il parlait, comme on dit, pour parler, et examinait l’étrange visiteur avec plus d’attention que jamais.
– J’y suis! fit-il tout à coup, d’une voix changée.
– Où êtes-vous? demanda ironiquement M. Jacques.
– Je me demandais où je vous avais vu, et je viens de trouver!
– Ah! ah! dit M. Jacques en dissimulant un tressaillement.
– Oui… c’est bien cela! Je vous ai vu à Berlin… pendant mon ambassade auprès de l’illustre Frédéric, roi de Prusse!
M. Jacques ne fit pas un geste. Mais tout doucement, d’un mouvement imperceptible, il tourna en dehors le chaton d’une énorme bague qu’il portait à l’index de la main droite.
– Savez-vous que vous êtes diantrement changé! continuait M. de Machault. Je vous trouve ici en pauvre petit bourgeois très humble… Vous étiez là-bas un grand seigneur ayant rang à la cour et salué très bas par les plus puissants… Ah çà! monsieur Jacques, c’est bien vous, n’est-ce pas, que j’ai vu à Berlin?…
– C’est possible, dit M. Jacques d’une voix blanche, j’ai beaucoup voyagé. Mais il ne s’agit pas de moi, monsieur le gouverneur. Il s’agit de ce pauvre prisonnier. L’ordre est en règle, vous l’avez dit vous-même.
– Parfaitement en règle, trop en règle!
– Alors, je puis emmener le chevalier d’Assas?
– C’est grave. Vous comprenez, moi je ne demande pas mieux. Mais il se passe parfois des choses si bizarres! Supposez un instant, – tout arrive! – que la signature du roi et celle de M. Berryer soient fausses…
– Il y a les cachets, dit M. Jacques sans nullement paraître offensé.
– Oui, je sais bien, il y a les cachets! Mais si on a pu imiter la royale signature, on a pu tout aussi bien pénétrer dans les bureaux… c’est si facile!… On prend un cachet, on timbre… et le tour est joué!…
– Tout cela est en effet possible, dit M. Jacques sans un frémissement. Et alors, que comptez-vous faire?
– Deux choses, mon cher monsieur Jacques! fit M. de Machault qui, en même temps, appuya sur un bouton correspondant à un timbre extérieur.
Presque aussitôt, M. Jacques entendit des pas nombreux de soldats qui s’arrêtaient dans l’antichambre. Mais il demeura impassible. À peine si une légère pâleur apparut sur son visage que le gouverneur ne quittait pas des yeux.
– Voyons les deux choses, dit paisiblement le mystérieux personnage.
– D’abord, il faut que je m’assure que cet ordre de mise en liberté n’est pas faux!
– Combien de temps vous faut-il pour cela?…
– Trois jours.
– C’est trop, monsieur le gouverneur. Il me faut mon prisonnier séance tenante.
Le marquis de Machault demeura stupéfait. Il croyait avoir écrasé son homme sous cette formidable accusation de faux, à peine voilée par de prétendues nécessités de service.
– Il paie d’audace! pensa-t-il. Assommons-le!…
Et il reprit:
– Quant à la deuxième chose…
– Ah! oui… voyons la deuxième chose…
– C’est de vous faire jeter, vous, honnête et digne bourgeois, dans mon cachot le plus secret, le plus infranchissable… jusqu’à ce que…
– Jusqu’à quand? voyons! fit M. Jacques avec un calme terrible.
– Jusqu’à ce que je sache comment un papier de cette importance, concernant un prisonnier d’État, peut se trouver dans les mains d’un espion de la Prusse!
En même temps, le gouverneur se dirigea vivement vers la porte pour faire entrer les soldats qu’il avait appelés. Mais, plus prompt que la foudre, M. Jacques s’était jeté entre le gouverneur et cette porte!
D’une voix basse, ardente, emplie d’une sorte de majesté puissante, il gronda:
– À genoux! Et demande pardon!…
Et, d’un geste d’une indicible dignité, il tendit sa main, à l’index de laquelle étincelait le large chaton d’une bague monstrueuse.
Le marquis fixa sur les signes mystérieux tracés sur ce chaton des regards hébétés. Puis, ce regard, avec une terreur insensée, remonta jusqu’au visage flamboyant de l’homme… et alors, il fut pris d’un tremblement convulsif, et s’abattit sur les genoux en balbutiant:
– Le général!… Le chef suprême de la Compagnie de Jésus!…
– Ô Père! Ô mon Père! pardon, pardon! murmura le marquis de Machault.
– Silence! dit le Père, et relevez-vous!
Le gouverneur obéit en toute hâte.
– Voyez, dit le général des Jésuites, voyez, mon enfant, où m’a conduit votre obstination… vous m’avez forcé de me révéler à vous…
– Ah! Monseigneur, qui aurait pu supposer… prévoir…
– Songez qu’une indiscrétion de votre part pourrait avoir de funestes conséquences. Le roi de France déteste notre saint ordre, vous le savez! S’il me savait en France… à Paris! qui sait s’il ne me ferait pas jeter dans quelque prison d’État… dont vous ne seriez pas le gouverneur, mon cher fils!
– Ah! maudit soupçon que j’ai eu! Jamais je ne me pardonnerai!…
En même temps, Machault considérait l’illustre visiteur avec une sorte d’effroi mêlé de respect et de vénération.
– Oui, dit le Père, mais moi, je vous pardonne… Au contraire, votre promptitude, votre sagacité me révèlent en vous des qualités que j’ignorais et que j’utiliserai… Voyons, mon fils, quel rang occupez-vous dans la partie laïque de l’ordre?…
– Le septième, Monseigneur. Votre haute bienveillance a bien voulu me faire passer du huitième au septième, voici trois ans.
– Bien, à partir d’aujourd’hui, vous passez au cinquième rang, franchissant ainsi le sixième. Vous vous ferez initier à vos charges, devoirs et droits nouveaux par M. de Bernis…
– Quoi! ce petit poète!…
– Troisième rang, mon fils!…
Le marquis de Machault s’inclina profondément.
– C’est un homme profond et qui vous étonnera quelque jour. C’est en tout cas votre supérieur. Je lui donnerai mes instructions, et vous serez initié à votre nouvelle dignité.
– Comment vous remercier, Monseigneur!…
– En servant notre ordre, en tenant scrupuleusement le serment que vous avez fait en y entrant de vous dévouer à lui corps et âme et d’obéir sans discussion, perinde ac cadaver… comme un cadavre sans volonté!
– Je suis prêt à vivre et à mourir ad majorem Dei gloriam!
– C’est bien, mon fils… je vous connais, je vous suis des yeux…
– Je suis confus de vos hautes bontés, Monseigneur…
– N’en parlons plus. Vous recevrez des instructions sur quelque besogne qui doit s’accomplir à Paris. Quant au présent, j’ai un ordre rigoureux à vous donner.
– Je suis prêt, Monseigneur.
– Très bien. Voici l’ordre: oubliez à l’instant même quel personnage se trouve en votre présence, et oubliez-le de telle sorte que jamais personne, pas même vous, ne se doute à qui vous avez parlé…