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– Vous venez de prononcer de terribles paroles, jeune homme! C’est de Jeanne-Antoinette Poisson que vous parlez, n’est-ce pas? De celle que vous aimez!… Eh bien, oui! le roi l’aime! Et c’est ce qui m’amène ici!… Écoutez-moi!…

D’Assas passa sur son front ses mains tremblantes. Cet amour du roi, il l’avait presque oublié!… qu’allait-il apprendre?

– Le roi, reprit M. Jacques, s’est épris de cette belle enfant…

– Mais elle est mariée, maintenant! s’écria d’Assas. Son mari…

– Elle n’aime pas son mari! Elle ne l’aimera jamais! Comment cet ange de beauté pourrait-il aimer ce monstre de hideur qu’est M. Henri Le Normant d’Étioles?…

– Oui! oui! murmura ardemment le chevalier, vous avez raison… elle ne peut aimer cet homme… mais alors! ajouta-t-il avec une plainte déchirante… elle aime le roi!…

– Pas encore! dit M. Jacques.

D’Assas était pantelant. Il ne pouvait plus douter maintenant de la loyauté absolue de l’homme qui lui parlait. L’accumulation des détails exacts correspondant à tout ce qu’il savait eût suffi pour lui enlever ses derniers doutes.

Mais comme il souffrait, le pauvre enfant! Sous la main de fer de cet homme, sous cette parole habile à le faire passer brusquement par tous les degrés de l’espérance et du désespoir, son cœur se tordait en d’affreuses angoisses.

M. Jacques ne le perdait pas de vue un instant.

– Mme d’Étioles, reprit-il, n’aime pas encore le roi. Mais elle ne tardera pas à l’aimer…

– Oh! rugit d’Assas.

– Est-ce improbable? Je la connais. Je l’ai étudiée. C’est un cœur d’or. Elle ignore tout de la vie. Elle exècre son mari. Le roi est encore jeune, encore beau, et surtout auréolé de son élégance, de son prestige royal. Comment voulez-vous que cette pauvre enfant ne succombe pas bientôt?…

– Oui! oh! oui!… Ah! que je souffre!…

– Il ne faut pas que cela soit! Pour le repos de la France et surtout pour le repos de cette pauvre reine qui a déjà tant souffert, à laquelle je suis, moi, profondément dévoué, il ne faut pas que Louis commette cette nouvelle faute! Il ne faut pas que la misérable duchesse de Châteauroux, qui a tant fait pleurer la reine, qui a mis le royaume à deux doigts de sa perte, soit remplacée par une nouvelle maîtresse d’autant plus redoutable qu’elle serait plus jeune et plus belle!…

D’Assas étouffa un sanglot que M. Jacques recueillit avec une joie soigneusement dissimulée sous un masque de pitié profonde.

– Vous me plaignez? fit le chevalier.

– De tout mon cœur. Qui ne vous plaindrait? Si jeune et si sincère dans votre amour!

– Mais, reprit tout à coup d’Assas, qui vous a donné l’idée…

– De venir vous trouver? interrompit M. Jacques. C’est elle-même! C’est Jeanne!

– Elle! s’exclama le chevalier dans un cri de joie délirante.

– Vous comprenez bien que mon premier soin a été de la faire surveiller, de savoir ce qu’elle dit, ce qu’elle pense. Or, depuis quelques jours, et surtout la veille de son mariage, elle n’a parlé que d’un chevalier d’Assas qu’elle cherchait à revoir.

Le jeune homme palpitait et murmurait extasié:

– Elle a parlé de moi! Elle s’est souvenue de moi…

– Je me suis informé. J’ai appris que ce chevalier d’Assas était à la Bastille pour une faute inconnue. J’ai habilement interrogé le roi. Il m’a dit qu’il ne tenait nullement à garder en prison ce d’Assas auquel il avait voulu simplement donner une leçon. J’ai fait agir tous mes amis, et notamment le comte du Barry que vous avez blessé, paraît-il, mais qui ne vous en a pas gardé rancune. Bref, j’ai obtenu votre élargissement et me voici!…

– Vous voici! répéta machinalement le chevalier. Mais… que… voulez-vous donc de moi?

– Quoi! Vous ne le comprenez pas?

– Excusez-moi… j’ai la tête perdue… parlez clairement, je vous en supplie.

– C’est bien simple, dit M. Jacques. Je crois fortement que Jeanne aimera le roi à bref délai. Mais je crois non moins fortement que prudente, intelligente comme elle est, elle ne se lancera dans cette aventure que par désœuvrement de cœur. Si ce cœur est pris, Jeanne est trop fière pour sacrifier un amour véritable à la vanité d’être la maîtresse du roi… Voulez-vous être cet amour? Voulez-vous devenir l’infranchissable obstacle qui se dressera entre Jeanne et Louis XV?

– C’est sur moi que vous avez compté pour ce rôle! s’écria d’Assas en frémissant.

– J’avoue que la chose est dangereuse, dit doucement M. Jacques. Pour être aimé à jamais… pour sauver du déshonneur et du désespoir celle que vous adorez… il faudra lutter contre la puissance royale… risquer d’être brisé… pulvérisé!… Je comprends votre hésitation! Si amoureux que vous soyez… vous êtes jeune et vous tenez à la vie… Dans la première effervescence de votre amour, vous vous dites prêt à mourir pour revoir un instant la femme aimée… puis vous songez aux dangers que vous allez courir… C’est tout naturel, je ne vous en blâme pas… et vous réfléchissez qu’après tout, la vie vaut bien le sacrifice d’une passionnette de jeunesse… je le comprends… Mais je vois à regret que Dieu m’abandonne… que j’avais en vain compté sur votre vaillance… Allons, c’en est fait! La pauvre reine pleurera encore, Louis XV ne trouvera aucun hardi chevalier sur sa route… et Jeanne sera déshonorée!… Adieu, monsieur!…

– Arrêtez, par le Ciel…

D’Assas s’élança entre la porte et M. Jacques.

Il avait écouté avec une indicible terreur les dernières paroles de cet homme. Il se représenta Jeanne dans les bras de Louis XV… Tout! oui, tout plutôt que de voir s’accomplir la sinistre prophétie!

– Que faut-il faire? demanda-t-il haletant, brisé, vaincu.

– Rien, dit M. Jacques. Rien que ce que je vous ai dit: sauver Jeanne! parce que sauver Jeanne, ce sera sauver la reine d’une nouvelle douleur, le roi d’une passion dangereuse, et le royaume de nouvelles tristesses!…

– Ah! s’écria d’Assas en se courbant, vous êtes vraiment un homme de Dieu! Pardonnez-moi, j’ai soupçonné… j’ai redouté un instant quelque marché…

– Devant lequel se fût révoltée votre conscience! Je vous comprends, mon enfant, dit M. Jacques avec mélancolie. Mais, vous le voyez, pas de marché. La clarté, la limpidité. Il s’agit d’un poste d’honneur…

– Oui, oui! Dussé-je y mourir!…

– Eh bien, mon enfant, attendez-moi. Je vais faire remplir les formalités nécessaires. Dans une demi-heure, vous serez libre.

– Libre! libre!… la liberté! murmura d’Assas extasié.

– Et l’amour, dit M. Jacques qui sortit aussitôt, laissant le chevalier en proie à mille sentiments contradictoires, à mille conjectures qui se heurtaient dans sa tête.

M. Jacques se rendit aussitôt dans l’appartement du gouverneur de la Bastille, toujours accompagné du porte-clefs… Ce gouverneur s’appelait Louis, marquis de Machault.

C’était celui-là même qui devait être garde des sceaux un peu plus tard.

C’était un homme retors, adroit courtisan, diplomate redouté, pour le moment en disgrâce dans ce poste de gouverneur d’une prison d’État où il s’ennuyait à mourir, et que lui avait voulu la malice de Mme de Châteauroux, alors toute-puissante. L’année précédente, le marquis de Machault, retour d’une ambassade à Berlin, s’était permis de dire que le grand Frédéric appelait Cotillon III la maîtresse de Louis XV. Mme de Châteauroux se plaignit au roi.

– Que voulez-vous que j’en fasse? demanda Louis XV.

– Envoyez-le à la Bastille, Sire!…

– Diable, ma chère! Si je mets mes gentilshommes en prison pour si peu…

– Mais, Sire, fit la duchesse en se mordant les lèvres, car elle voyait déjà son pouvoir lui échapper, qui vous parle d’emprisonner M. de Machault? Nommez-le gouverneur de votre Bastille, il n’aura rien à dire et sera tout de même embastillé!

Le roi se mit à rire, et signa séance tenante la nomination de M. de Machault qui la reçut en pestant fort, mais qu’en habile courtisan, il dut accepter avec grands remerciements. Il se vengea en passant son temps de captivité, comme il disait, à tourner des quatrains contre Mme de Châteauroux.

La puissante maîtresse du roi avait fini par perdre tout crédit; comme nous l’avons dit, elle avait été, à la lettre, chassée honteusement depuis deux mois. Mais Machault, oublié, continuait à gouverner la Bastille et commençait à se demander avec inquiétude s’il était destiné à mourir dans ses murs comme un prisonnier.

Lorsque M. Jacques se présenta devant lui, le gouverneur, qui n’avait cessé de l’examiner pendant la précédente entrevue avec du Barry, le reçut avec une froideur glaciale.

– Eh bien, monsieur… Jacques, je crois?