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J'avais le nez contre le mur, les yeux sur l'écran de plâtre blanc. Caracas ne me léchait pas l'oreille – il devait être encore trop tôt – mais elle dormait sur le lit, je l'entendais respirer. Je portais encore mon tee-shirt, j'avais dû m'effondrer cette fois avant la fin de mon effeuillage hélicoptère. Je transpirais, j'avais soif, le nez bouché, les yeux mouillés et piquants, une crampe sur chaque muscle et toutes les articulations bloquées, je ne pouvais pas me retourner. Une douleur vive me brûlait l'organe génital. Allons bon. Qu'est-ce que j'avais fabriqué, encore? Le gigot, le concours de cuisse de fer, Pollux Lesiak derrière son guichet de piscine, l'écrivain qui s'empare du vieux sabre fixé au mur pour embrocher sa fiancée, moi qui sanglote sur le tapis rouge et rien d'autre ensuite. Le mur blanc que j'ai contre le nez. Si: quelque part dans toute cette compote de temps oublié, je me revoyais sur le perron de la maison des Zoptek, une main en appui sur le mur pour ne pas tomber, je sentais le crépi contre ma paume, douloureux car je pesais plus d'une tonne, la lumière vive à l'intérieur et l'obscurité dehors, eux deux dans l'embrasure de la porte, j'articulais péniblement: «J'ai toujours de la chance.» Le reste, vide. J'ai grogné d'une voix de taupe enrouée:

– Caracas, qu'est-ce que j'ai fait cette nuit?

En entendant son nom, elle s'est approchée pour se frotter contre mon menton. C'était doux, le confort rassurant du foyer. Une chose étrange et merveilleuse, c'est qu'elle se roulait sur ma tête mais continuait en même temps à respirer dans mon dos. Autre chose curieuse, mon cœur ne battait plus. Quelqu'un respirait derrière moi, dans le lit. Je n'osais plus bouger un cil. Une respiration lente et régulière: la personne dormait. Ne t'affole pas, Halvard, tu as la situation bien en main. Tu paniques peut-être parce que tu es physiquement affaibli, mais mets-toi bien dans le crâne que ce que tu vis là n'a rien d'épouvantable. Des gens qui donnent à deux dans le même lit, on en trouve partout dans le monde. Il suffit de savoir de qui il s'agit et l'affaire est réglée. Non, attends, ne va pas non plus te précipiter, tu te retourneras un peu plus tard, quand tu auras bien assimilé ce nouvel élément de ton décor.

J'ai d'abord essayé de reconnaître la personne à son souffle, mais c'était comme essayer de reconnaître une ville à la couleur de ses voitures. Une danseuse étoile et un routier roumain respirent de la même manière quand ils dorment. (Je suppose.) Pourvu que ce soit une danseuse étoile. J'allais être obligé de me retourner, je le sentais venir. Je pouvais avoir n'importe qui dans le dos. De toute manière, restons bien calme, c'était sans doute quelqu'un de très proche: Caracas se comportait exactement comme si nous étions seuls – or, quand une fille se glissait sous ma couette, elle la saignait à blanc. Moi, tout ce que je demande, c'est que ce ne soit pas un routier roumain.

Et si c'était Pollux Lesiak? Mais si, pourquoi pas? Les lois de la nature indiquent clairement que l'on recroise toujours une deuxième fois par hasard la femme de sa vie, et quel plus heureux hasard que de la recroiser dans son lit? Pollux. Je vais pivoter sur moi-même comme au ralenti, et je vais me retrouver face à ton visage d'eau claire. J'avais un peu de mal à y croire moi-même, mais toutes ces choses nous dépassent. De toute façon, vérifier ne coûtait rien puisqu'il allait falloir, à un moment ou à un autre, que je me retourne – je pouvais bien essayer d'attendre face au mur en espérant que la personne s'en aille d'elle-même sans dire un mot, mais c'était trop aléatoire et je pouvais en avoir pour des heures. Donc je me suis mis sur le dos.

Le bruit de la respiration m'entrait plus directement dans l'oreille gauche. Courage, Sanz Harvard, laisse glisser ton œil sur le côté.

J'ai distingué quelque chose. Une forme sous la couette. Une masse blonde au niveau de l'oreiller. Ça ne semblait pas très agressif, je pouvais effectuer un autre quart de tour sans risque.

Une masse de cheveux blonds bouclés sur l'oreiller.

Pas de visage.

Les coiffeurs font des merveilles, une couleur et une permanente sont à la portée de la première venue, mais la probabilité de trouver Pollux Lesiak endormie nue près de moi devenait tout de même infime. Qui était cette personne à la chevelure blonde et bouclée? En tout cas, pas un routier roumain, c'était déjà une grande victoire – ou alors un routier roumain hippie, et là vraiment j'avais le mauvais œil. Non, j'apercevais un bout d'épaule: une épaule de fille. Mais de quelle fille? Florence Piombini avait de longs cheveux blond vénitien, mais aussi bouclés que la crinière d'un cheval, et c'était une amie, nous ne nous accouplions pas lorsque nous dormions ensemble – or cette sensation de brûlure n'était pas l'œuvre du Saint-Esprit (encore heureux). J'avais bien passé une nuit platonique avec une blonde bouclée (et vierge) – Laurence, je crois – lors d'un «stage de sport organisé par la ville», mais je devais avoir quinze ou seize ans, je ne l'avais plus jamais revue (le lendemain, dépitée par mon manque d'ardeur pornographique, elle était allée offrir la primeur de ses muqueuses au moniteur, un athlète sûr de lui) et je suis quasiment sûr qu'elle n'est blonde que dans mon souvenir.

Ne tournons pas autour du pot: je ne connais pas de blonde bouclée.

Bien décidé à faire la lumière sur cette mystérieuse affaire, j'ai tapoté l'épaule de la personne, encore un coup, tip tip, puis je l'ai secouée légèrement, cling cling, sans obtenir la moindre réaction. C'était un loir. J'aurais dû et pu attendre son réveil, galant homme, aller acheter du jus de pamplemousse et préparer du café, mais je préférais essayer d'obtenir d'abord quelques informations de base sur l'identité de ma maîtresse – voir sa tête, par exemple.

Je me suis mis en devoir de débroussailler lentement, d'écarter les mèches de cheveux une à une pour découvrir le visage. Je ne me pressais pas, non seulement parce que je craignais de la réveiller par un geste trop brusque, mais surtout parce que je me voyais dans un film, j’entendais presque un accompagnement musical angoissant, un crescendo de violons lourd de menaces, j’imaginais toute une salle de spectateurs bouche bée, un pop-corn sur la langue, n'osant pas croquer, j'écarte une mèche, toujours rien, bon sang, il y en a encore en dessous, une autre, ah, une jeune femme plante ses ongles dans l'avant-bras de son fiancé, plus qu'une mèche et le nez apparaîtra sans doute!

Après une bonne trentaine d'heures, j'ai fini par dégager le nez, la bouche, et une partie de la joue. Je me suis accordé une pause pour respirer et réfléchir. Un nez plutôt anodin, une bouche anodine, pas de rouge à lèvres, une joue anodine (comme bien des joues). Pour l'instant, il pouvait s'agir d'à peu près n'importe qui, sauf d'une de mes connaissances (c'est pas de pot, maugréai-je). Peut-être une amie de l'actrice, que j'avais croisée quelques mois plus tôt chez les Zoptek, en supposant qu'elle ait changé de coiffure. Mouais. Ou alors… Oh non. Seigneur, non. La bonne femme du premier. L'hystérique au Wizard!

Elle passait quasiment toutes ses journées sur son palier, armée de son Wizard Spécial Toilettes, à asperger la cage d'escalier pour anéantir «cette odeur de rat crevé qui nous empeste tout l'immeuble». Et c'est vrai que ça ne sentait pas très bon, entre le rez-de-chaussée et le deuxième. Dès qu'elle me voyait monter, elle m'interceptait pour me demander si je ne trouvais pas que ça sentait drôle, si j'étais d'accord pour qu'on écrive une lettre au syndic tous les deux, si je voulais venir boire un petit Tropico chez elle – «J'ai du Tropico dans le frigo», j'ai dû entendre cette phrase cent fois. Manifestement, elle cherchait quelque chose, la vicieuse – mais non merci. Ça ne devait pas être tous les jours samedi soir, pour la femme au Wizard. Elle n'était pourtant pas moche, plutôt jeune, mais ses yeux exorbités et ses danses purificatrices sur le palier repoussaient sans doute les plus voraces. Et moi, pour une fois qu'une femme me courait après toute langue dehors, j'aurais préféré honorer toutes les concierges du quartier plutôt que céder aux avances de cette sirène au chant lavande. Un jour, cependant, elle avait réussi à m'entraîner chez elle par la force pour me révéler, à l'abri des oreilles indiscrètes, le secret de la puanteur. Devant un bon verre de Tropico, elle m'avait expliqué que c'était sûrement les bougnoules du rez-de-chaussée qui laissaient sécher des rats ou des pigeons chez eux avant de les bouffer (elle s'était approchée de moi en parlant à voix basse, car ces gens-là, s'ils apprennent que vous dites du mal d'eux, ils vous tranchent la gorge en moins de deux, attention, ils font comme dans leur pays, de toute manière c'est comme si c'était ici, leur pays, maintenant). Les bougnoules prenaient toutes les allocations des Français, mais comme ils envoyaient l'argent à tous leurs grands-pères et leurs grands-mères en Algérie (je n'ai pas cherché à lui rappeler que, dans le principe de la famille nombreuse, un grand-père et une grand-mère ont des tas de petits-enfants, et non l'inverse), ils étaient obligés de manger ce qui leur tombait sous la main, d'ailleurs elle avait surpris le père qui rentrait avec un sac plein de pigeons, un soir, si, si, c'était pas un sac transparent, bien sûr, tu penses, ils sont malins comme des singes, mais ça se voyait quand même que c'étaient des pigeons. Pendant qu'elle m'exposait sa théorie, je n'arrivais pas à détacher mes yeux d'un basset posé sur la table, qui nous empestait tout le salon. Il paraissait dur comme un morceau de bois, mais à moitié pourri, deux gros trous à la place des yeux, une grande plaie noirâtre sur le côté, le crâne fracassé, la gueule fermée par un élastique à cheveux. C'était Kevin. Il était mort huit mois plus tôt, emporté dans la fleur de l'âge par un cruel coup du sort (elle lui avait malencontreusement fait tomber une cocotte-minute bouillante sur la tête), mais elle n'avait pu se résoudre à l'enterrer ni à le faire incinérer. Il était empaillé de manière très, très artisanale. À mon avis, elle avait tenu à le faire elle-même, par amour. Ou bien elle était tombée sur un taxidermiste de la pire espèce, un escroc sans foi ni loi. J'avais vidé mon Tropico d'un trait et m'étais enfui en me jurant de ne plus jamais franchir la porte de cette folle, de ne plus jamais poser les yeux sur Kevin, le basset putride.