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J'aimais bien cette histoire. Aussi, après Catherine, j'ai pensé me lancer dans la même aventure, pour assécher mon cœur et panser mes blessures (Ronsard). Je ne voulais surtout pas reléguer Catherine au rang de petite crotte perdue dans Lille, je pressentais qu'elle allait devenir l'une des personnes les plus importantes de ma vie, mais j'espérais tout de même lui donner un bon coup de massue sur le crâne, afin qu'elle ne se réveille que quelques mois plus tard, lorsque mes yeux seraient lavés de toute amourosité. Alors merci du tuyau, Anne-Claude. J'ai demandé au type pour lequel je vendais en porte-à-porte des œuvres-originales-de-jeunes-peintres-parisiens-encore-inconnus tirées à cent mille exemplaires dans une usine japonaise de me trouver un remplaçant, et s'il n'était pas content, tant pis pour lui, s'il me virait au retour je trouverais peut-être autre chose (pour se donner une contenance, il a dit: «Casse-toi, il suffit de secouer les réverbères et ça tombe en pluie, les mecs comme toi»), je suis allé retirer les mille cinq cents francs que j'avais en banque (ils n'ont pas fait la moindre difficulté, au contraire – ils sentaient probablement que j'étais déterminé comme un kamikaze), j'ai demandé à ma mère de me prêter sa voiture et j'ai foncé droit sur Caen – j'ai raté la sortie pour Deauville, je suis donc revenu en arrière le long de la côte mais je me suis arrêté à Cabourg, car la nuit tombait et je craignais de me perdre. Je suis entré au casino sans hésiter (je m'étais dit que je passerais la première nuit dans la voiture, si je ne gagnais pas deux cent dix mille francs, car je trouvais ridicule de dépenser cent cinquante francs dans une chambre d'hôtel alors qu'en les mettant sur le rouge, le rouge sort, et en les laissant encore sur le rouge et le rouge ressort, ça pouvait me faire six cents balles en trois minutes), j'ai changé quatre cents francs à la caisse (je ne pouvais pas me permettre de tout dépenser le premier soir, il fallait que ça dure au moins trois jours, comme elle, pour que ce soit bien efficace), et je me suis installé à la boule. J'ai mis cent francs sur le rouge, le noir est sorti, je ne savais plus quoi faire. Si je remettais cent francs sur le rouge, comme elle, et que c'était encore le noir qui sortait, je m'en serais voulu toute ma vie – c'était peut-être la série du noir, maintenant, comme pour elle ça avait été la série du rouge. Mais d'un autre côté, si je changeais, si je mettais cent francs sur le noir, comme un mouton stupide, au lieu de rester fidèle à mes principes, et que tout à coup le rouge sortait, je ne pourrais jamais me pardonner d'avoir été aussi bête. Je me sentais comme paralysé, enfermé dans une bulle. J'ai eu l'impression que le croupier voulait me dire quelque chose par télépathie, mais je n'ai rien compris. La boule tournait, tournait, tournait, et je n'arrivais toujours pas à me décider. Il a fini par répéter «Faites vos jeux!» en me regardant droit dans les yeux, et j'ai compris que c'était ce qu'il essayait de me faire comprendre depuis le début. Je n'étais pas plus avancé. Soudain, ma main a pris deux plaquettes de cinquante et les a posées sur le rouge, c'était plus fort que moi, comme si mon bras avait été guidé par je ne sais quelle force mystérieuse, je me sentais comme un automate, c'était sidérant, presque effrayant même, et non c'est le noir qui est sorti. Je sentais que je perdais tous mes moyens, de grosses gouttes de sueur perlaient sur mon front et mes mains tremblaient. Heureusement que j'étais seul à la table, car je ne voulais pas que quiconque assiste à ce lamentable spectacle d'un homme qui fout sa vie en l'air. Dans un coup de folie, j'ai mis cent francs sur le 7. Tout semblait concorder: c'était le mois de naissance de ma mère (son jour, c'était le 30, et il n'y a que neuf chiffres à la boule), Ça avait un petit air de ressemblance avec le 17 qui avait fait gagner cent mille francs à Anne-Claude en un coup, et en plus j'avais remarqué que c'était le chiffre porte-bonheur des trois quarts des gens, il devait bien y avoir une raison. Mais c'est le 5 qui est sorti, j’étais vraiment maudit. J'ai mis mon avant-dernière plaquette de cinquante francs sur le 2, car 7 – 5 = 2, et la boule s'est arrêtée sur le 3, comme par hasard. (7 + 5 = 12, et 1 + 2 = 3! C'était simple, pourtant. Je n'avais rien dans la cervelle ou quoi?) Au bord de la syncope, j'ai posé ma dernière plaquette sur «pair», au point où j'en étais je pouvais bien faire n'importe quoi, et là, comme si Dieu m'avait accordé la grâce, dans un incroyable moment de silence, le temps s'est arrêté et le 4 est sorti. Mon cœur s'est mis à battre à cinq cents à l'heure, je n'en revenais pas, j'ai même eu peur que 4 ne soit un chiffre impair, je me suis répété deux fois mentalement 1, 3, 5, 7, 9, pour être certain que le 4 ne se trouvait pas sournoisement quelque part dans cette liste, et j'ai serré les poings de toutes mes forces. J'avais gagné deux fois ma mise! Quand le croupier a poussé vers moi une autre plaquette de cinquante francs – avec, m'a-t-il semblé, une lueur d'admiration et de jalousie au fond des yeux – j'ai ressenti un véritable électrochoc. Le directeur n'est pas venu m'apporter une bouteille de Champagne – je me suis dit que, même si, bon, je n'avais pas gagné une très grosse somme, ça n'avait définitivement rien à voir avec la classe de Deauville, ici -, mais je n'avais pas besoin de tomber dans les pommes (de toute façon, c'était impossible, j'avais mangé un sandwich sur l'autoroute) car, bien que jeune, j’étais malin, et j'ai quitté le casino en emportant leur argent, sous le regard consterné du croupier. Au total j'avais perdu, bien sûr, mais l'important était de rester sur une victoire, comme Anne-Claude. Je me sentais un autre homme, Catherine n'était plus qu'un petit point sur la carte (ça s'appelait Lille, le point, certains pisse-vinaigre diront que c'est déjà pas mal, mais si on jetait un rapide coup d'œil sur une carte Michelin, par exemple dans une pièce un peu sombre, on le remarquait à peine – il y avait tant d'autres choses à voir: Tours, Reims, Bordeaux, Limoges, etc.). Et comme il me restait environ mille francs, grâce à mon sens de la mesure, j'ai soudain compris que je pouvais réaliser mon rêve, comme elle: pousser jusqu'à Morlaix. L'un de mes amis d'enfance allait passer ses vacances par là-bas quand il était petit, chez sa même Jeannette, et m'en avait toujours parlé comme d'un vrai paradis, avec des routes super pour faire du vélo, et des animaux de la ferme. C'était surtout pour les enfants, ces loisirs, mais j'étais encore très jeune, et surtout il ne fallait pas que je pense une demi-seconde à rentrer tout de suite à Paris et je n'avais pas la moindre idée de l'endroit où je pourrais aller en attendant – à Cabourg, la vie était bien trop chère, un sandwich de rien du tout c'était tout de suite quinze francs. J'ai passé la nuit dans la voiture, mort de froid – le matin, j'ai été réveillé par des gouttes noires qui me tombaient sur la figure et j'ai mis un moment à comprendre que c'était à cause de toutes les cigarettes que j'avais grillées avant de m'endormir, tout excité par mon triomphe au casino: le plafond de la R 5 s'était imprégné de fumée qui, avec la condensation, me retombait maintenant sur la tête en gouttelettes noirâtres immondes -, et le lendemain, après plusieurs heures de route, je suis arrivé à Morlaix. Il n'y avait rien de spécial, à Morlaix, donc je suis allé faire un tour dans les environs, mais il n'y avait rien de spécial non plus. Les routes étaient vraiment super pour faire du vélo, il ne m'avait pas menti, car il n'y avait pas une voiture. C'était le désert. Le vent soufflait fort, il faisait gris, le ciel grondait à vingt mètres au-dessus du toit de la R 5 de ma mère. Quant aux animaux de la ferme, je n'en ai pas vu un. Je ne sais pas trop ce que j'aurais fait avec, de toute façon. On ne s'amuse pas beaucoup avec les cochons et les poules, j'imagine.

J'ai finalement décidé de m'arrêter pour voir la mer de près. Je suis sorti de la voiture, morose, mes pauvres pillets en poche, Catherine en tête, les reins endoloris, et je me suis retrouvé face à un spectacle surprenant.

À une centaine de mètres du petit port, debout sur une embarcation primitive qui tanguait sous lui, un homme à crinière grise agitait désespérément les bras. Ils étaient deux, sur ce petit voilier, mais l'autre semblait beaucoup plus calme – en fait, je me suis rendu compte qu'il n'agitait pas les bras parce qu'il n'en avait pas. Je me suis approché du bord, où attendaient une petite femme et une petite fille. Quand j'ai demandé à la femme ce qui se passait, elle m'a expliqué que son mari, amiral amateur, s'était proposé pour emmener le manchot faire un tour en mer – c'était un ancien marin qu'ils connaissaient vaguement et qui, bien entendu, ne pouvait plus naviguer seul. Le mari n'était pas un véritable crack du gouvernail, mais pour quelques bords près de la côte, il pensait pouvoir s'en tirer avec les conseils avisés du manchot. Mais apparemment, les choses ne se passaient pas au mieux, le mari coinçait. Et lorsqu'il nous a crié «Au secours!» avec la voix d'un homme qu'une créature froide et visqueuse tire par les pieds pour l'entraîner au fond des océans, nous avons compris qu'il fallait intervenir – je m'incrustais un peu, certes, mais je les aimais déjà (à l'attitude décontractée de la femme, il semblait clair que le mari n'en était pas à son coup d'essai, qu'il avait subi bien d'autres naufrages et s'en sortirait toujours). Sur un mot de sa mère, la petite fille a trottiné jusqu'à une maison toute proche, d'où est sortie, quelques instants plus tard, une vieille femme en fauteuil roulant.

– Y a papa qui est bloqué sur la mer, madame Madec.

– Allons bon, a dit la vieille en jetant un coup d'œil vers le bateau. J’peux rien faire pour eux, moi, ma fille. Attends, j'va appeler l'Jean-Jean.

La fillette est revenue vers nous au galop, toute contente d'être intervenue seule pour secourir son père, et trois minutes plus tard, deux sauveteurs sont sortis de la maison. Un unijambiste avec des béquilles à l'ancienne, calées sous les aisselles, et un pauvre vieux qui tremblait des pieds à la tête comme un squelette pose sur une machine à laver en essorage, suivis à quelques mètres par la vieille en fauteuil qui grognait en poussant comme une damnée sur les roues.

Je me suis demandé si je n'étais pas tombé en plein tournage de film ou dans une sorte de Vallée des Peaux-Rouges version bretonne, Finisterland, où des acteurs jouaient la même scène toutes les deux heures pour distraire le touriste. L'unijambiste et le parkinsonien sont montés sans s'affoler dans une barque antédiluvienne, tandis que la vieille venait se garer à côté de nous en se raclant bruyamment la gorge – au son, je me suis dit qu'elle avait dû essayer d'avaler une méduse sans mâcher. L'unijambiste ramait vers le voilier avec la puissance d'un champion paraolympique. Pendant ce temps, le parkinsonien préparait la corde pour remorquer l'embarcation de l'amiral, le plus calmement du monde malgré une fébrilité apparente.