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Ce soir-là, ils avaient invité l'un de leurs amis écrivains, qui sortait tout ragaillardi d'une longue cure dans les Vosges, ainsi que sa fiancée, une jeune femme que je ne connaissais pas et que je ne reverrais plus, et l'actrice que j'avais rencontrée dix ans plus tôt en Bretagne, qui n'était plus actrice. Leur fille, la créature, est venue m'ouvrir avec un grand sourire, vêtue d'une longue robe noire, et a posé sa joue fraîche contre la mienne pour me dire bonjour. Ça faisait du bien, c'était vivifiant.

Quand je suis entré, son père et sa mère dansaient une sorte de tango souple au milieu du salon, l'écrivain tournait autour d'eux, une bouteille de whisky à la main, sa fiancée les regardait en buvant du jus d'orange, assise un peu voûtée sur le canapé, et l'actrice boudait dans un coin, les yeux rouges. J'aimais cette fille – je devrais dire «femme», elle avait dix ans de plus que moi, mais je la voyais comme une adolescente, une adolescente qui aurait vécu quarante ans et traversé des tornades, qui aurait perdu beaucoup d'illusions, toute sa niaiserie et sa gravité, mais serait restée imprévisible, incontrôlable, intègre, comme les adolescentes en général. Elle était gravement tordue, souvent pénible, marteau, elle disait nettement ce qu'elle pensait sans paraître se douter du mal qu'elle causait, mille personnes la considéraient comme une peste mais moi je l'aimais très entièrement, à bras ouverts et sans conteste.

Une quinzaine de jours plus tôt, elle m'avait appelé pour me raconter ses malheurs, comme elle le faisait souvent, pour m'expliquer qu'elle avait doublé ses doses d'anxiolytiques mais ne parvenait toujours pas à sortir de chez elle, qu'elle avait encore couché avec l'un de ses «figurants», comme elle disait, et qu'il était temps d’arrêter ces bêtises, que les types du CNC avaient encore refusé son scénario («type», c'était l'injure suprême, dans sa bouche), que son ex-mari était devenu un vieux mou, que le père Zoptek l'avait insultée la veille. Qu’elle venait de vomir et qu'elle n'avait plus de cigarettes. Tous ses appels, à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, ressemblaient à peu près à celui-ci. Mais à ce moment-là, moi, je ne papillonnais pas vraiment dans les hautes sphères azurées de la bonne humeur, à cause de l'absence de Pollux Lesiak et du tour décourageant que prenait ma vie, et n'avais pas trop le cœur à faire la bassine. On est gentil quand on peut. Comme elle me faisait remarquer d'un ton légèrement agacé que je n'avais pas l'air en forme, et comme je ne voulais pas l'ennuyer avec mes tourments existentiels, je lui avais répondu au hasard que je ressentais une douleur aiguë dans les reins, que j'espérais qu'il ne s'agissait pas d'une colique néphrétique et que je, mais elle m'avait interrompu en m'expliquant qu'elle ne me téléphonait pas pour entendre mes jérémiades.

Cependant, quelques minutes plus tard, elle m'avait proposé mine de rien de venir prendre un verre chez elle, nous avions bu de la 1664 en écoutant Schubert jusqu'à deux heures du matin, nous n'avions ni l'un ni l'autre évoqué nos problèmes, et j étais rentré chez moi presque fringant.

La fille Zoptek m'a demandé encore une fois de lui offrir mon sac matelot – j'ai refusé tout net, ça devenait de plus en plus difficile à trouver -, la femme Zoptek m'a servi du whisky dans un verre à vin (c'est meilleur), l'homme Zoptek m'a rapidement mis au courant des derniers potins mondains, l'écrivain m'a prévenu qu'il ne voulait pas entendre un mot sur son dernier livre pendant toute la soirée, sa fiancée m'a dit bonjour bien poliment, et l'actrice a grommelé quelque chose que je n'ai pas compris avant de sortir faire un tour dans le jardin.

Le gigot était excellent, le vin délicieux et les convives hilares – l'actrice elle-même semblait s'amuser comme aux plus beaux jours. La créature est partie juste après le dessert avec des amis, la fiancée de l'écrivain, les joues rosés et les yeux pétillants, s'est mise à nous parler de ses projets d'avenir, nous avons organisé un tournoi de «cuisse de fer» que l'homme Zoptek, la soixantaine triomphante, a remporté comme à la parade, l’écrivain m'a envoyé un coup de poing (que j'ai esquivé de justesse) parce que je m'entêtais comme l'âne ivre à vouloir lui dire tout le bien que je pensais de son livre, l’actrice est partie en vélo peu après minuit, triste, et l'homme Zoptek est monté se coucher car il avait une pneumonie – toutes les semaines, les maladies les plus dangereuses mettaient en péril la vie de l'homme Zoptek, mais il terrassait miraculeusement microbes et douleurs en quelques heures.

Affalé dans un fauteuil rosé, soûl comme tout le monde, je me suis remis à parler de Pollux Lesiak, en faisant cette fois plus attention que la veille: je l'avais revue plusieurs fois depuis notre rencontre dans la rue, bien sûr, mais je ne parvenais pas à me faire une idée précise de ses sentiments à mon égard. J'avais peine à croire qu'une fille si jolie puisse tomber aussi rapidement amoureuse de moi, comme elle le prétendait. Enfin, je ne pouvais que lui laisser le bénéfice du doute, pour l'instant. Elle travaillait dans une piscine du dix-septième arrondissement, à la caisse: cet emploi simple lui convenait parfaitement car elle n'avait aucune autre ambition dans la vie que de lire des romans policiers et de s'amuser le soir. Elle rejetait catégoriquement toute responsabilité, aussi minime soit-elle. C'est en partie pour cela qu'elle refusait de venir habiter avec moi et que nous ne nous voyions qu'une ou deux fois par semaine. Cette relative distance me convenait parfaitement, les Zoptek me savaient un peu sauvage, mais je comptais bien, peu a peu, l'attirer plus près de moi en lui démontrant que je n'attendais rien d'elle. (Il allait falloir que je note soigneusement tout cela, pour être sûr de m'y retrouver par ta suite dans mes mensonges – qui n'en étaient pas tout à fait, d'ailleurs, puisque, abstraitement, je vivais avec Pollux – et de ne pas raconter aux Zoptek que cette fille qui détestait les responsabilités était partie régler une affaire urgente à Palerme avec de gros trafiquants de jeux vidéo, ni à ma sœur qu'elle ne pouvait pas m'accompagner à la soirée de Béatrice parce que la piscine faisait nocturne.)

L’homme Zoptek est redescendu vers deux heures du matin, sans avoir pu trouver le sommeil mais guéri de sa pneumonie, l'écrivain et sa fiancée sont partis se disputer chez eux car ils avaient déjà cassé une lampe – «Non, repose ce sabre» -, la créature est rentrée jolie et fatiguée, nous a embrassés avant d'aller se coucher, et je suis resté seul avec les deux Zoptek.

Ensuite mes souvenirs s'effacent. Je me rappelle simplement avoir pleuré à genoux sur le tapis.

Ils m'ont raconté le lendemain que j'avais voulu partir vers cinq heures, qu'ils m'avaient proposé de passer la nuit chez eux, étant donné mon état, puis, comme je m'obstinais à vouloir rentrer, de me ramener ou d'appeler un taxi, tu n'en trouveras pas tout seul à cette heure-là. Non, ne vous inquiétez pas, j'en dégoterai un sur l'avenue, j'ai toujours de la chance, et puis j'ai besoin de marcher pour reprendre mes esprits, ça me fera une petite aventure, j'ai toujours de la chance. Voilà ce que je leur avais dit. Et j'étais parti.