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Le passage éclair de Nadège Monin près de moi avait provoqué un déclic. En ramassant le riz, après son départ, j'éprouvais une drôle de sensation. Cette rencontre devait sûrement signifier quelque chose: je me réveille près d'une fille blonde que je n'ai jamais vue, qui est née le même jour que moi, qui boit deux bières et puis s'en va – c'est trop étrange.

Si j'avais cru en Dieu, il m'aurait peut-être envoyé une espèce d'ange – dans quel but, Lui seul l'aurait su pour l’instant -, mais c'était ridicule. Je ne croyais pas en Dieu. Je ne croyais en rien de surnaturel. Je croyais en la terre, l'eau, le feu, le sang, le soleil, le haricot vert, la vache, la brique, Pollux Lesiak, la tristesse, la joie, le vent, point final. Le reste, de la poudre aux yeux pour les aveugles. Ceux qui ne savent pas profiter de ce qui se trouve autour d'eux. (Et moi, je sais?) De l'espoir à volonté pour les désespérés. Je ne suis pas désespéré, moi. Hein? Mais non. Enfin, maintenant que j'y pense. Pourvu que je ne sois pas désespéré. Je ne crois en rien de surnaturel, donc ça va. Bon, je crois bien en quelque chose qui s'appelle la chance ou la malchance selon les cas, et qu'on ne peut qualifier d'aussi concret que la vache ou le haricot vert. Je crois aussi que tout a une signification, parfois peu évidente à saisir – je crois que lorsqu'on tombe au fond d'une baignoire, c'est un signe. Et je crois également, envers et contre tout, qu'on recroise toujours une seconde fois les gens qui nous intéressent. Voilà, c'est tout, dans le domaine du surnaturel. Autant dire presque rien. Juste pour ne pas tout mettre dans le même sac. Et si je m'autorisais trois exceptions pour le principe, je pouvais bien pousser jusqu'à quatre, ça ne mangeait pas de pain. (Je croyais aussi au phénomène de la petite souris qui passe sous l'oreiller pour déposer sa pièce de cinq francs, tiens. Je pouvais bien pousser jusqu'à cinq, donc.) Qui verrait la différence? Qui m'empêchait de croire que Nadège Monin était un ange chargé de me transmettre un message important? Personne.

D'un point de vue pragmatique, elle m'a d'abord incité à arrêter de boire. Je ne trouvais Nadège Monin ni hideuse, ni agressive, ni pathétique, cette matinée avec elle n'avait nullement le goût amer et pâteux de la boue de fond de gouffre, mais son apparition inattendue sous ma couette m'a ouvert les yeux. Boire et boire et boire et baiser des inconnues sans même m'en souvenir, j'ai le pressentiment que ça ne mène pas à grand-chose, question solution.

Il faut que je change.

J'ai passé Noël avec mes parents (j'ai reçu de beaux cadeaux, je n'ai pas parlé de mes petits soucis) et le réveillon du jour de l'an seul chez moi avec de la moussaka surgelée. Lorsque ma sœur Pascale et Marc Parquet sont rentrés du Bangladesh, je les ai appelés pour savoir ce qui s'était passé chez eux le soir de la Bête. Ma soeur amusée m'a raconté que j'avais brusquement décidé de m'enfuir. J'étais sorti comme une furie hagarde, sans dire au revoir à personne. Quelques minutes plus tard Marc et Didier, après avoir sillonné tout le quartier en moto, m'avaient retrouvé à quatre ou cinq cents mètres de chez ma sœur, galopant comme un pur-sang au beau milieu de la rue – un pur-sang qui souffrirait de légers troubles moteurs: ma course était heurtée, je secouais la tête en tous sens, je frappais violemment le bitume à chaque pas, j'ahanais et balançais frénétiquement les bras pour tenter d'augmenter ma vitesse. Lorsqu'ils étaient arrivés à ma hauteur, j'avais roulé de gros yeux affolés et grogné quelque chose d'incompréhensible, avant de plonger sur ma droite vers une voie privée dont j'avais essayé d'ouvrir le portail. J'avais dû me résoudre à l'escalader et m'étais empalé en haut sur les pointes de fer forgé. Marc et Didier avaient essayé de m'attraper par les pieds, et en me débattant je n'avais réussi qu'à m'empaler l'autre jambe. Je m'étais finalement laissé capturer comme un lapin pris au piège. Et en essayant de redescendre, je m'étais lourdement écrasé sur le trottoir.

Quant aux deux chèques de cinq cents francs, il s'agissait simplement de deux paris stupides perdus contre la Blatte, plus tôt dans la soirée – je pariais que j'allais trouver le dix de cœur du premier coup dans un jeu de cartes.

Pourquoi m'étais-je enfui sans raison?

Perdu dans le brouillard, on tente de se raccrocher à tout ce qui peut avoir un sens quelconque. On cherche des indices, des lanternes, n'importe lesquelles, sinon c’est la déroute et la fin des haricots. Je me sentais devenir aveugle et désespéré, à ma grande fureur. Il était temps que je m'installe sur mon fauteuil confortable et que je réfléchisse.

Le pari perdu. La fuite.

Le pari perdu, puis la fuite.

La fuite. C'était la solution. L'alcool n'ayant rien donné, il devenait nécessaire de fuir. Tous les gens intelligents fuyaient – Biscadou, Pollux, Anne-Claude, Bobby Fisher, entre autres -, pourquoi n'avais-je pas pris cette décision plus tôt? Je me plaignais de rester seul comme un ballot dans la tourmente et ne songeais même pas à les imiter. Rien n'est plus simple, pourtant. Il suffit d'ouvrir la porte et de courir.

Qui m'avait mis sur la voie? Oscar, mon ange gardien. Je l'avais oublié, celui-là, avec la vie qu'on mène. C'était lui, bien sûr.

(Ça y est, j'étais presque complètement désespéré.)

Fuir, fuir, Halvard Sanz devait fuir. Je n'avais plus qu'à choisir une direction. Fuir dans le vaste monde? Certainement pas. Bien trop dangereux. Tout ce qui m'arrivait ici depuis deux mois prendrait soudain une ampleur internationale, ce serait l'épouvante. J'ai résolu le problème immédiatement: j'allais fuir sur place. Non pas m'enfermer chez moi – j'avais déjà essayé en novembre, cela s'était avéré triste, ennuyeux, déprimant, ils nous passent que des âneries à la télé – mais me fuir moi-même. CHANGER, il était impératif de fuir au plus vite Halvard Sanz, car il avait la poisse. Ne restez pas près de ce type, courez, laissez-le tout seul! J'allais laisser ce maudit dans un coin, c'était aussi simple que cela; changer le plus de choses possible autour de moi, afin de ne plus me rendre compte que j'étais Halvard Sanz. Avec un peu de chance, les monstres de tout poil ne s'en rendraient pas compte non plus. J'allais les berner comme des bleus, j'allais changer d'appartement, de travail, de lectures, de garde-robe, de marque de café!

Malheureusement, il me faudrait sacrifier Poilux Lesiak, dans l'histoire. Cela semblait inévitable. Je devais me séparer d'elle. Je devais l'oublier, la laisser s'éteindre à petit feu dans la carcasse d'Harvard Sanz. Si je la gardais avec moi, je ne changerais pas vraiment. Si je la gardais avec moi, l'autre Halvard allait me suivre partout, attire par l'odeur. De toute manière, l'heure était venue de se montrer lucide: je ne la retrouverais jamais. Je n'avais même pas une chance sur cinq cents millions, cette fois.

Si je la gardais avec moi, elle allait finir par pourrir comme un basset.

Un amour qui s'achève.

Ce n'est rien, je vais fuir, je vais changer, et tout ira mieux. J'étais désespéré.