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Au début du mois de décembre, quelques jours avant mon anniversaire, Marthe m'a invité à une soirée qu'organisait la maison d'édition pour le lancement d'une nouvelle collection. Génie de la vie, elle avait deviné je ne sais comment, par télépathie ou au son de ma voix sur mon répondeur («Vous êtes bien chez Halvard Sanz, mais pas moi»), que j'agonisais au fond du trou que j'avais creusé moi-même au fond du gouffre. Revoir d'anciens collègues, boire un peu de champagne et danser sur des rythmes endiablés, en secouant bien la tête et en lançant les bras de toutes parts, me changeraient les idées.

Je me suis habillé grand chic, car la Cravache, même incognito, se devait dorénavant de faire bonne figure – je portais un simple costume, mais c'est ce que je considère comme le grand chic (avec mon sac matelot en bandoulière, je faisais un peu couillon de la lune, mais il n'est jamais inutile de laisser l'entourage nous sous-estimer si ça l'amuse (à ma connaissance, je ne suis pas un couillon de la lune)) – et j'ai sauté dans un taxi. (En réalité, j'ai attendu un bon quart d'heure dans le froid au bord de l'avenue de Clichy, sous la pluie, mais dès qu'un Chinois charitable a accepté de me prendre et que je me suis retrouvé confortablement installé sur la banquette de skaï défoncée de son véhicule à moteur, j'ai préféré imaginer que j'avais posé un pied sur le trottoir, levé machinalement la main en disant hep, la berline de luxe s'arrête aussitôt dans un crissement de pneus, je m'éloigne à grands pas de la corniche qui me protégeait de la pluie, m'engouffre à l'intérieur de la voiture, cocon de cuir souple et chaud, suite de Bach et parfum de vanille, je referme la portière (claquement feutré) et me passe une main dans les cheveux avant d'annoncer ma direction au chauffeur d'une voix un peu lasse: il fallait que je me donne le moral, que je parte en conquérant décontracté, sinon j'allais passer la soirée sur une chaise à ruminer ma vacuité – ce qui ballonne.) Au son du rock chinois, sans doute très entraînant pour les Chinois, et portés par un entêtant parfum de beignet de crevettes, nous sommes arrivés tant bien que mal à Bastille, après trois erreurs de parcours et deux drames de la circulation évités de justesse. J'ai laissé un bon pourboire à mon sympathique pilote: je tenais à lui montrer que, même si j'étais plutôt coutumier des trajets en limousine, je n'avais aucun mépris pour les artisans étrangers qui commencent petit et qui, à force de travail, de courage et de persévérance, réussiront à se faire une place au soleil.

Maintenant, va dans le monde, la Cravache, et tiens-toi droit.

La soirée se déroulait dans une grande salle louée pour l'occasion, rue du Faubourg-Saint-Antoine. Lorsque je suis arrivé, la plupart des invités bourdonnaient déjà à l'intérieur. J'ai eu l'impression curieuse d'entrer dans un vaste laboratoire qui fabriquerait des attitudes et des paroles en grand nombre, dont les deux ou trois cents employés bien habillés produiraient en permanence de la voix calme et du petit mouvement destinés à l'exportation – ou simplement pour étude -, dans des conditions de travail très agréables. Tous ces gens plus ou moins semblables, debout dans une salle, qui parlaient par groupes de trois ou quatre, faisaient des gestes tranquilles avec leurs mains, de légères inclinaisons de la tête, de la gymnastique de bouche, des clins d'oeil, de discrets changements de jambe pour ne pas s'ankyloser, fumaient une cigarette ou portaient un verre à leurs lèvres, tournaient les yeux à droite ou à gauche, échangeaient quelques mots avec un collègue d'un autre groupe de travail, serraient une main, touchaient une épaule, embrassaient une joue, souriaient, toussotaient, fronçaient les sourcils – tous ces gens enveloppés dans le brouhaha de la machine semblaient faire équipe, tous engagés dans la même entreprise, l'industrie humaine. Je peux me joindre à vous?

J'ai mis longtemps à retrouver Marthe. Elle semblait très occupée, l'importance de son poste au sein de la maison l'obligeait à papillonner partout. Elle faisait de son mieux pour passer dans tous les groupes, consacrer quelques instants à chacun, féliciter Untel pour sa dernière traduction ou présenter Truc à Truque, dont elle lui avait souvent parlé. Elle m'a rapidement présenté Robert Nono, Cédric et Laure, dont elle m'avait souvent parlé, puis je suis allé me servir un whisky au bar. Comme les rares personnes que je connaissais étaient toutes occupées dans des groupes, et que je n'avais pas le courage et la persévérance nécessaires pour me faire une place au soleil, j'ai repéré une chaise le long d'un mur et je m'y suis assis.

Bien sûr, cette position me singularisait de manière fâcheuse (je devais avoir l'air du fainéant, du rebelle, de celui qui joue au Game Boy dans son coin pendant que les autres travaillent – ou bien (qui sait?) du pauvre type qui n'a pas d'amis), mais je pensais que rester debout au milieu, seul, sans parler, un verre à la main et l'autre bras le long du corps, serait encore plus préjudiciable à mon image.

J'étais le conquérant décontracté, inutile de revenir là-dessus, mais je me demandais comment j'allais m'y prendre pour conquérir tous ces gens qui discutaient entre eux sans prêter attention à moi. Je ne savais pas par quel côté les approcher. Car je me trouvais apparemment à l'écart, là. Eh oui. Personne ne me regardait. Nous étions pourtant un très grand nombre d'invités. Statistiquement, il n'était pas impossible que quelqu'un se tourne vers moi, engage peut-être la conversation et me pistonne ensuite pour entrer dans l'entreprise avec les autres. Eh non, pourtant. Sans doute était-ce la distance que j'avais involontairement mise entre eux et moi, qui les rebutait. Ce gars-là est un solitaire, un ermite comme on n'en voit plus beaucoup de nos jours, laissons-le à ses ruminations, il nous en voudrait de le déranger. Si seulement ils avaient su que j’étais la Cravache! J'aurais pu les conquérir sans mal. (Ils ne devaient pas être plus de deux ou trois à avoir déjà ouvert un journal de tiercé – certainement ceux qui avaient réussi à s'incruster discrètement ici pour boire un coup – mais j'essayais de ne pas y penser (je devais également éviter de me souvenir que les pronostiqueurs hippiques ne sont pas les véritables stars de notre société)). Us ne savaient pas qui j'étais. D'ailleurs, ça ne présentait pas que des inconvénients. Ainsi, ils ne voyaient que ma surface, ils ne pouvaient pas deviner que j’étais désespéré. Même s'ils m'avaient regardé, ils ne se seraient pas aperçus que j'étais un moins que rien qui n'a plus d'âme. C'est l'avantage de l'anonymat.

Le directeur de la maison d'édition a prononcé un bref discours auquel je n'ai rien compris, je n'écoutais pas. Je suis allé plusieurs fois redemander du whisky, je revenais toujours sur ma chaise rassurante, j'observais la soirée comme on regarde une manifestation à la télé. Je ne savais même plus s'ils me laissaient de côté ou si je n'avais pas envie de me mêler à eux.

Et soudain, tout s'est arrêté. Toutes les voix se sont tues, les invités se sont pétrifiés. Disons que je visionnais une cassette, à la télé, et que je venais d'appuyer sur pause. J'ai repéré quelque chose dans l'image. Tout au fond, deux yeux immenses et sombres, braqués sur moi. Qu'est-ce que c'est? Que se passe-t-il? Je suis en plein délire, c'est le whisky. Deux gros yeux au fond de la salle. Tout le monde est immobile, plus personne ne parle, et ces deux gros yeux me dévisagent? Non. À l'aide. Que m'arrive-t-il? Ce sont les phares noirs d'une voiture? Non. Une sorte d'extraterrestre? Je deviens fou. C'est Pollux Lesiak.

J'ai cligné des paupières car ce n'est pas possible.

Elle était toujours là. Vraiment elle, cette fois. Pas une réplique. Pollux Lesiak l'authentique.

Ses yeux avaient à présent retrouvé une taille à peu près normale. Les invités recommençaient à chuchoter et à bouger au ralenti, et de l'autre côté de la salle, Pollux Lesiak. Cela ne faisait aucun doute. J'avais croisé tellement de filles qui lui ressemblaient un peu, j'avais cru si souvent la reconnaître, de dos, que cette fois je ne pouvais pas me tromper. C'est elle. Aussi ahurissant que ça puisse paraître, celle qui flottait en moi depuis plus d'un an comme une petite vapeur insaisissable vient d'apparaître à quelques mètres en face. C'est elle. D'ailleurs, elle me sourit. ELLE ME SOURIT. Elle se souvient de moi ou quoi? C'est elle, en tout cas. Elle porte un pull à grosses mailles, pourpre, et une jupe courte, noire. Les jambes nues. Il fait froid dehors, pourtant. Elle a toujours son petit sac de toile bleue.

La Cravache est mort foudroyé, pulvérisé en une fraction de seconde, et Halvard Sanz a surgi de l'ombre pour revenir en flèche sur terre, tout tremblant d'amour.

La salle semblait occupée par une masse sombre et basse, presque silencieuse, les invités, et là-bas, Pollux Lesiak dominait le monde, dix mètres de haut, un corps comme une tornade, des yeux comme la pleine lune en double, des cheveux comme l'océan Atlantique, un sourire comme le temps des cerises, qu'est-ce que je vais devenir?

Elle s'est mise en marche. Elle est venue vers moi, à travers l'univers. Je ne pouvais plus bouger, je la laissais s'approcher, tétanisé d'émotion – de joie ou de peur. Elle avançait belle à fondre et ça ne pouvait pas durer. Elle allait peut-être exploser, disparaître dans un nuage de fumée avant de m'atteindre, ou bien se faire enlever au dernier moment par un forcené qui demanderait une rançon exorbitante; ou alors moi, j'allais peut-être m'enfuir – je jure que j'y ai pensé, tant la pression m'écrasait, je jure que j'ai sérieusement songé à me lever d'un bond pour courir vers la sortie, laissant Pollux Lesiak interloquée, les mains sur les hanches (elle se demande si elle ne s'est pas trompée, si c'était bien moi, sans doute pas, elle hausse les épaules). Quelques années plus tôt, Catherine m'avait raconté une histoire de ce genre, ou presque. Elle avait rencontré un petit vieux dans un bistrot de Lille (André), il lui avait parlé de sa fiancée (Nicole).

HISTOIRE DE NICOLE ET ANDRÉ

«André m'explique qu'il est resté marié quarante-cinq ans avec une femme plutôt gentille mais un peu triste et ennuyeuse. Elle passait toutes ses journées et ses soirées chez eux devant la télé, elle lui interdisait de s'attarder au café avec ses copains, elle ne rigolait jamais, et tout ça. Bon, là-dessus, elle meurt de je ne sais plus quelle maladie. André est abattu, bien sûr, après tout ce temps ensemble, mais il n'est pas complètement effondré non plus, parce qu'il peut enfin aller picoler avec ses amis et tout ça. Et quelques mois plus tard, il rencontre Nicole dans un café, et c'est le coup de foudre. Elle n'est pas beaucoup plus jeune que lui, Nicole, mais alors c'est vraiment la bonne vivante, elle fait la fête tout le temps, elle a une descente de mineur de fond, elle adore la danse, et lui aussi. Bref, ils s'embrassent, ils couchent ensemble, c'est le bonheur, comme la première amourette, et André se rend compte qu'il a passé toute sa vie avec une femme qu'il n'aimait pas plus que ça, bon, tandis que là c'est l'amour fou et enfin la vraie vie. Ils sont comme deux gamins, ils vont danser, ils sortent tous les soirs, ils prennent de petites habitudes de couple – tu sais, comme les adolescents, pour tracer des croix autour d'eux qui rendent leur histoire unique. Par exemple, ils se pincent quand ils voient un chauve, et personne ne comprend ce qui leur prend, ça leur fait plaisir d'avoir un secret d'amoureux, ou alors ils mangent un caramel tous les soirs quand ils sont couchés. Bon, un jour, André apprend que Nicole n'a jamais mis un pied hors de Lille. Il est sidéré. Lui, il est allé plusieurs fois à Amiens pour son travail, dans le temps, il a passé des vacances à Saint-Valéry-en-Caux, il est même allé à Paris quand il était jeune. Nicole lui dit que Paris, c'est le rêve de sa vie. Alors André lui dit: "Je vais t'emmener à Paris, ma chérie." Elle est folle de joie, elle n'y croit pas, mais si, André est prêt à tout pour la rendre heureuse, ils s'aiment, il faut profiter de la vie, à leur âge on ne doit plus se priver de rien. Ils font des économies pendant plusieurs mois, ils parlent tous les soirs de leur beau projet en mangeant leur caramel, et finalement, ils réunissent assez d'argent pour partir. Ils prennent le train, Nicole est aux anges, André ravi de lui faire plaisir, c'est le paradis de l'amour. Ils arrivent vers midi à la gare du Nord, ils trouvent un petit hôtel pas trop cher, juste en face, et dès qu'ils ont posé leurs valises, ils partent visiter la capitale de la France, la tour Eiffel, le Louvre, l'Arc de triomphe, les Champs-Elysées, ce qu'on visite quand on arrive à Paris. Nicole est ivre de bonheur, tout ce dont elle a rêvé depuis toute petite éclate devant ses yeux comme un feu d'artifice, comme si on pouvait entrer dans un film qu'on a vu vingt fois. Le soir, ils mangent au restaurant près de la gare, puis montent se coucher, fourbus mais radieux. Nicole ne lâche plus la main d'André, tellement elle est heureuse et reconnaissante. Une petite fille. Quand ils sont dans le lit, elle lui demande s'il veut un caramel, il sourit en hochant la tête. Elle se relève, va chercher la boîte sur la commode de la chambre, se retourne vers lui et tombe, morte. Il se précipite vers elle, mais rien à faire, elle est morte. Après quelques heures à Paris. Toute une vie à marcher pleine d'espoir vers ces quelques heures. Quand il m'a raconté ça, André, il pleurait. Mais en même temps, il y avait une petite lumière dans ses yeux, de la joie triste, la satisfaction malgré tout d'avoir pu offrir le Louvre et les Champs-Elysées à sa fiancée, le cadeau qu'elle a attendu toute sa vie.»