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J'ai traversé l'année la plus morose de ma vie. Pourtant, en apparence, il ne m'est rien arrivé de particulièrement ennuyeux. J'ai déménagé, je me suis installé dans un quartier que je trouvais bien plus agréable que celui des Halles – dans le 17e arrondissement, près du métro Brochant et du square des Batignolles (un hasard, je n'avais pas cherché précisément par là-bas) -, dans un appartement plus grand, plus confortable et moins cher que le précédent, mais toujours au quatrième étage. J'ai changé de métier – j'ai décidé du jour au lendemain d'arrêter la traduction, ce qui, en balayant les histoires de travail et d'argent qui se glissaient inévitablement entre Marthe et moi, a renforcé notre amitié -, je suis devenu pronostiqueur hippique. J'aimais bien les chevaux. (De loin, toutefois. Je n'étais monté que trois fois sur le dos d'un cheval, dans ma tendre enfance, et ça ne s'était pas passé de manière encourageante: le mercredi de mon inscription, manque de chance, c'était «balade en forêt»; agrippé à la crinière d'un certain Gino, paralysé de trouille et incapable de lui faire comprendre ce que j'attendais de lui, j'avais perdu de vue le reste du groupe après dix minutes sous les arbres, trop timide pour appeler au secours: on m'avait retrouvé deux heures plus tard, déjà passé à l'état sauvage, ou presque. Le deuxième mercredi, à mon grand soulagement, c'était «manège»; on m'avait de nouveau refilé le redoutable Gino; cette fois, probablement agacé par ma nervosité (je tirais de toutes mes forces sur les rênes pour lui montrer que l'être humain est supérieur), il s'était enfui du manège, avait traversé la grande cour des écuries au trot sans tenir compte des hurlements du moniteur, et m'avait emmené en ville. Il avait choisi de s'engager sur la plus grande avenue, au milieu des voitures. J’étais au bord de l'évanouissement. Il est des cas où la timidité n'a plus sa place ici-bas, je hurlais comme un supplicié (je ne m'en souviens plus très bien, mais probablement des sons indistincts, car je ne savais pas quoi hurler: cet animal était manifestement sourd, et quant aux passants, leur crier «Au secours, à l'aide, à moi, par pitié» ne servait à rien – un tiers des spectateurs était pétrifié de surprise, l'autre effaré par cette vision saisissante d'un gamin pâle comme la mort sur un cheval fou en pleine ville, et le troisième tordu de rire; le beau gars mal rasé qui connaît parfaitement les bêtes, qui court derrière l'animal, le rattrape, grimpe en croupe d'un bond souple et freine le mustang en disant «Holà, ho…», c'est au cinéma). Je me sentais en grand danger et ridicule. Le moniteur avait réussi à me rattraper en mobylette, juste avant que mon coursier ne s'engage à tombeau ouvert sur la nationale. Le troisième mercredi (quand ma mère avait une idée en tête…), le moniteur ayant enfin compris que Gino et moi n'étions pas compatibles, il m'avait généreusement attribué la brave Piquerose. J'étais en selle depuis moins de vingt secondes quand elle m'avait jeté à terre. Je m'étais cassé le bras.) (En y repensant, je me dis que l'électrocution et la chute dans la baignoire ne constituaient peut-être pas le véritable commencement de ma déchéance. Concernant mes rapports avec la nature, en tout cas. Un autre souvenir me revient en mémoire, au sujet cette fois de mon intégration dans le monde de l'amour: la première fois que j'ai couché avec une fille, c'était lors d'une soirée chez un copain, dans une cité de banlieue. La fille s'appelait Catherine – une autre – et nous étions dans la chambre du copain en question. Des lits superposés. Dans celui de son petit frère, au-dessus de nous, un autre couple débutait dans le métier. Alors que je me creusais la cervelle pour essayer de m'adapter à l'anatomie de ma partenaire, quelqu'un avait trouvé hilarant de rentrer dans la chambre avec un bocal de fruits au sirop et de le verser sur nos pauvres corps nus et empotés (devenus collants et froids, du coup). Pour une première fois, ce n'est pas très encourageant. Apparemment, ça n'a pas de lien direct avec mes déboires hippiques ni avec mon électrocution dans la salle de bains, mais je me rends compte que, dès que j'ai voulu mettre le pied sur l'un des continents de la vie, elle a essayé de me faire comprendre que je n'étais pas le bienvenu. La chute dans la baignoire n'était en réalité qu'une étape supplémentaire, peut-être celle de mon entrée définitive dans le monde des adultes, dans l'époque moderne ou la société de consommation. La nature, l'amour, l'électroménager moderne, ça nous ferait un tout que ça ne m'étonnerait pas. Oui, en réalité, le Problème existait depuis bien longtemps, à mon insu. Ma mère m'a raconté qu'entre ma naissance et deux ans et demi j'ai attrapé quasiment toutes les maladies infantiles répertoriées par les savants. Le Problème est peut-être né en même temps que moi, qui sait? Qui sait, même, s'il n'y a pas un certain air de ressemblance entre nous deux?) Pourtant, j'aimais bien les chevaux, donc. Je jouais souvent, je perdais toujours, mais j'aimais bien les chevaux. Un mois après avoir quitté mon bon emploi stable et paisible de traducteur, alors que je commençais à me demander si je n'allais pas devoir me rabattre sur les nouilles premier prix, le père Zoptek, grand amateur de bourrins, m'a appris que l'un de ses amis, le célèbre Michel Motel, s'apprêtait à lancer un nouveau journal hippique dans lequel il avait accepté de mettre quelques billes – L'Autre Tiercé (le principe était simple: miser sur le mythe du tuyau, de la magouille, en jouant sur le mystère et l'anonymat: tous les journalistes et les pronostiqueurs seraient affublés de pseudonymes croustillants qui leur permettraient de ne pas se griller aux yeux de la Profession (alors qu'en réalité la plupart d'entre eux seraient d'illustres inconnus, bien sûr)). Il pourrait m'y faire entrer sans problème. Pour moi, ça tombait pile (apparemment, le coup de la petite souris fonctionnait toujours – il ne fallait peut-être pas désespérer, pour Pollux Lesiak; la chance revenait, depuis que j'avais neutralisé Halvard Sanz). Dès mon plus jeune âge, je rêvais de travailler à Paris-Turf, la bible du turfiste; c'était un premier pas. Je n'étais peut-être pas très bon pronostiqueur, mais L'Autre Tierce se souciait peu de donner de meilleurs pronostics que ses concurrents, tout était dans le concept, le rôle d'un pronostiqueur n'étant pas forcément de trouver les bons chevaux mais de pronostiquer avec conviction. Je me suis vite laissé tenter. Quelques jours plus tard, Zoptek me présentait Michel Motel, qui ne fit aucune difficulté pour m'engager – «Je te dois bien ça, Zoptek.» Je me suis trouvé un pseudonyme: la Cra vache. (C'était pas mal, ça faisait le gars qui plaisante pas. Et grâce à quelques indices parcimonieusement glissés ça et là dans les colonnes du journal, les lecteurs les plus perspicaces pouvaient deviner que j’étais un jockey – et pas un apprenti qui ne monte que des tocards, non: selon toute vraisemblance, je faisais partie de l'élite. Les rumeurs allaient bon train. Qui pouvais-je bien être?) Dans le premier numéro de L'Autre Tiercé, fin mai, j'ai donné le quarté dans le désordre en six chevaux. Je ne l'avais pas joué, personnellement, dommage. Mais tout de même, je n'étais pas peu fier. D'entrée, la Cravache frappait fort.

C'était un travail facile et reposant, correctement rémunéré, je n'avais pas à me plaindre. Et puis cette nouvelle identité, la Cravache, allait certainement m'aider à opérer la lente et délicate métamorphose qui me serait salutaire après les déconvenues de ma vie antérieure. Bien entendu, le contrat que j'avais signé avec Motel m'interdisait de révéler à la masse le visage de celui qui se cachait derrière ce pseudonyme. C'était bien regrettable.

– Bonjour, je m'appelle Sandrine Blanchet

– La Cravache. Enchanté.

Mais en mon for intérieur, lorsque je pensais à moi – c'est-à-dire la plupart du temps, car les soucis rendent égocentrique et vaniteux -, je ne m'appelais plus Halvard Sanz mais la Cravache, ce que je trouvais très pratique et valorisant. Je me parlais tout seul: «Tiens, dis donc, la Cravache, il ne serait pas temps de passer à Franprix, avant que ça ferme?» Ça me donnait un côté cinglant, presque arrogant, le bonhomme qui sait ce qu'il veut, qui n'y va pas par quatre chemins, qui ne se pose pas de questions inutiles, qui veut bien être gentil mais y a des limites, pas du tout la poire, pas du tout le genre de bonhomme chez qui on s'amuserait à renverser de la soupe. La Cravache me donnait du tonus et du chien. La Cra vache me donnait un peu d'ampleur, de densité. Et j'en avais besoin. Depuis que j'essayais de fuir Halvard Sanz, je me sentais tout vide.

La Cravache a modifié sa manière de s'habiller (un peu de couleur!), n'a gardé de la panoplie d'Halvard Sanz que son sac matelot, a changé de coiffure (un peu plus court), s'est mis à fréquenter les bistrots du coin, le Cello (près du bar bleu dans lequel la fausse Pollux m'avait filé sous le nez, à côté du square des Batignolles), où il s'est présenté sous le nom de Pedro et où Barbara, Surhan et Maewenn, la jolie serveuse, l'accueillaient bien gentiment, avec de la bonne musique et du bon vin blanc, et le Saxo Bar, un peu plus près du square des Épinettes que de celui des Batignolles, où le patron Nenad et le barman Thierry l'accueillaient bien gentiment aussi, avec une bonne ambiance chaleureuse et de la bonne bière – Pedro s'est vite lié d'amitié avec le barman Thierry; ils jouaient tous les jours aux courses ensemble et Pedro mourait d'envie de lui révéler sa véritable identité («Figure-toi que la Cravache, mon vieux, c'est moi») -, la Cravache a fait l'acquisition de nombreux disques de jazz pour essayer de «s'y mettre», a arraché d’un geste noble la moquette gris souris qui recouvrait le magnifique parquet de son nouvel appartement magnifique, a décidé de moins fréquenter ses amis, qui risquaient de le retenir en arrière, s'est mis à passer toutes ses journées sur les champs de courses, oasis hors du temps, et la Cravache a changé de banque.

J'ai ouvert un compte dans une banque un peu plus chic et sport (Halvard Sanz était autrefois à la BNP, la honte), et j'ai eu la chance – quel veinard, la Cravache – de tomber sur la directrice d'agence la plus incroyablement dingue de toute l'histoire contemporaine, aussi incongrue dans le monde redoutable de la finance qu'un bouquet de pâquerettes dans une caserne de paras. Clémentine Laborde, elle s'appelait. Dans les mois qui ont suivi l'ouverture de mon compte, de mars à juin, elle ne m'a pas fait une seule remarque, alors que j'étais quasiment en permanence à découvert. Et même par la suite, lorsque sont arrivés les premiers chèques de L'Autre Tiercé et que je me suis mis à tout dépenser sous les sabots de tocards irrécupérables, Clémentine a continué à se montrer compréhensive. Elle me témoignait d'ailleurs plus que de l'indulgence professionnelle: j'étais passé déposer un chèque, m'apercevant au guichet elle m'avait demandé de monter dans son bureau, pour discuter, avait sans doute remarqué, aidée en cela par son flair remarquable, que je n'étais pas au mieux (car malgré ma renaissance et l'insouciance de surface, j'allais plus mal qu'un cadavre), le soir j'avais reçu d'elle un coup de téléphone qui me disait simplement: «Regardez sur votre paillasson», et sur mon paillasson j'avais trouvé une bouteille de bon vin, un bloc de foie gras et trois tablettes de chocolat.