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Je suis un âne. Je me suis retourné comme un diable engourdi vers l'autre moitié du lit, vide. Bien sûr. Quand on ne veut pas, oui, quand on veut, non. Après avoir constaté que j'étais seul, j'ai vécu trente secondes très pénibles. Je ne savais plus ce qui s'était passé. Somnolent je revoyais Pollux Lesiak près de moi, je me sentais encore entre l'illusion et la réalité, je n'arrivais pas à me stabiliser – une sensation écœurante. Finalement, le brouillard liquide s'est dissipé et j'ai souri tout seul: oui, j'avais bien retrouvé Pollux Lesiak. Je devais avoir l'air bête et ravi, dans mon lit. Mais avant d'avoir eu deux secondes pour m'en réjouir, une nouvelle angoisse m'est tombée dessus comme la misère sur le bas clergé (c'était une expression de mon père, que je n'avais jamais vraiment comprise – mais ce matin-là, même si je ne voyais toujours pas pourquoi la misère lui tombait dessus, je me sentais très proche du bas clergé): que s'était-il passé?
J'avais revu Pollux, c'était une certitude, nous avions discuté comme deux amoureux sans souci, elle m'avait embrassé sur la bouche, et ensuite? Je me souvenais confusément d'avoir dansé. Et puis? Pourvu que je n'aie pas fait de bêtise. Pourvu, par exemple, que je ne me sois pas mis à la tripoter comme une pieuvre lubrique. Que je ne me sois pas enfui à toutes jambes, comme lors de la soirée chez ma sœur. Pourvu que j'aie dit au revoir bien poliment, avec tendresse mais retenue, en pensant à ajouter quelque chose comme «À bientôt?» ou «On s’appelle?» (même «Au revoir, Pollux», ça m'irait – tout plutôt que «Je me tire, j'ai envie de vomir» ou «Viens chez moi, j'ai du Mozart»).
Je suis un âne. Je fixais le plafond d'un œil globuleux et déconfit, quand soudain, mes sens gourds ont repris connaissance et le printemps a explosé dans ma chambre. Les oiseaux, les bourgeons, le soleil, j'entendais un bruit dans la salle de bains. Un bruit d'eau. De douche. Ô douce musique de jardin d'Éden, quelqu'un prenait une douche. Pollux Lesiak prenait une douche. Halvard, tu n'es pas un âne, tu es un tigre du Bengale. Un virtuose! Même sans tous mes esprits, en ne fonctionnant que sur mon élan, pour ainsi dire, j'avais réussi à la convaincre de venir partager mon enthousiasme, j'avais réussi à organiser notre nuit de noces. Ou plutôt, Oscar avait dû se charger de la suite des opérations. Mes respects, maître. Et tant pis si Mozart avait quoi que ce soit à voir là-dedans, seul le résultat compte. Et le résultat, c'est que la femme que j'aimerai jusqu'à la fin de tout est en train d'onduler des fesses sous l'eau chaude dans ma baignoire.
Est-ce qu'on a…? Hein? Je n'ai mal nulle part, cette fois, mais je sais bien que Pollux ne me ferait pas mal – car tout est calculé, sur terre, c'est connu, et la cavité vaginale de la femme de notre vie ne peut être que parfaitement adaptée à notre membre viril. C'est comme le soulier de Cendrillon, il n'y a pas de mystère. L'harmonie intime, ça s'appelle. Alors peut-être avons-nous…, oui, si ça se trouve, ce serait chic de notre part. Mais si nous n'avons pas, qu'importé! Seuls les sentiments comptent, et fi du rapport! J'ai dormi dans les bras délicats de mon épouse, le reste n'a aucune importance.
En me levant, je me suis aperçu qu'il y avait du sang sur les draps. Pas mal de sang. Bon, une autre, ça m'aurait peut-être un peu refroidi au réveil, on ne peut pas se montrer toujours très gentleman, il faut avouer que ça remue, parfois, ça dépend des filles et des moments – mais Pollux, loin de là. Son sang, c'était ce qui la faisait vivre. Je l'aurais remercié de vive voix, ce sang sur les draps, s'il avait eu des oreilles.
J'ai titubé jusqu'à la porte de la salle de bains. À l'intérieur, elle chantonnait sous la douche. Normal. Elle venait de passer une nuit dans les bras puissants de son époux. Peut-être même avait-elle subi ses fougueux assauts. Il y a de quoi chantonner. Comblé d'aise (et sans doute avec la tête qui correspond), j'ai frappé.
– Oui, entre!
La voix du bonheur. Le chant cristallin de l'accord d'amour.
Je suis entré, et je suis ressorti à toute allure. C'est du moins ce que j'aurais aimé faire. En réalité, je suis entré et je n'ai pu m'empêcher de reculer d'un pas et de pousser un petit cri d'horreur, avant de me ressaisir et d'essayer de faire comme si de rien n'était – mais bien sûr, trop tard, j'avais déjà poussé mon cri d'horreur (je m'en veux terriblement, d'ailleurs, mais on ne peut pas tout contrôler instantanément (j'avais réussi à ne pas détaler en agitant les mains vers le ciel, ce n'était déjà pas si mal)).
Si la personne nue qui se tenait debout face à moi dans ma baignoire était Pollux Lesiak, moi j'étais Ray Charles. J'ai mis un certain moment à réaliser qu'il s'agissait de Laure, la fille dont Marthe m'avait souvent parlé. (Entre une personne que l'on voit dans une soirée, en robe longue, lorsqu'on n'a pas l'esprit très clair, et une personne que l'on voit nue et mouillée dans la lumière blanche et crue d'une salle de bains, le rapprochement n'est pas toujours évident à faire.) Elle n'était pas plus belle qu'une autre, voilà ce que je peux dire pour rester sport. Terrassé par la déception très cruelle, j'étais quasiment sur le point de vomir (non pas à cause de son apparence, je ne suis pas goujat à ce point, mais sous l'effet du choc). Fi du rapport? Non point. Une main sur la poignée de la porte pour me tenir, je devais la dévisager en écarquillant les yeux, la bouche ouverte. Elle ne l'a pas très bien pris, elle est partie fâchée, et je ne peux pas lui en vouloir.
Après Nadège Monin, c'était la deuxième fois que je me réveillais en espérant découvrir Pollux Lesiak nue chez moi – et que je me trompais. Cette fois-ci, pourtant, les probabilités semblaient plutôt de mon côté. Pas de chance, hein.
Je viens de retrouver Pollux après plus d'un an de désespoir et d'errance, elle pose ses lèvres chaudes et molles et sucrées sur ma bouche, ses lèvres au whisky, et je me débrouille pour en ramener une autre chez moi. In vino veritas? Quel est l'abruti de soi-disant philosophe qui a pondu une ineptie pareille? Si mon vrai moi préfère réellement coucher avec des inconnues sans grâce dont je me soucie comme de l'an trente-neuf plutôt qu'avec ma fiancée mythique, je n'ai plus qu'à le jeter sous un train. Errare humanum est, bon, peut-être, mais il me semble que perseverare diabolicum - je n'en étais pas à ma première bourde (et cette fois, non seulement elle me faisait indéniablement un certain tort, mais en plus il fallait tenir compte de la peine de Laure (ce qui n'a rien à voir avec la laine de porc, puisque ça n'existe pas, sauf peut-être sur certaines espèces polaires), qui devait être en train de me maudire, en se dirigeant vers le métro, dans le froid, et de s'en vouloir à mort d'avoir accepté la proposition bestiale d'une telle ordure).
Qui a dit qu'il y avait un bon Dieu pour les ivrognes?
Je me suis empressé de fourrer les draps ensanglantés dans la machine. S'il avait eu des yeux, ce sang, je n'aurais pas pu affronter son regard.
Ce n'est qu'en appuyant sur le bouton «Marche» que j'ai compris que je venais de perdre Pollux Lesiak à tout jamais.