Ils arrivèrent. Les adieux d’Amédée furent touchants. Lucie, crispée, y coupa court en sautant à terre.
À peine en tramway, débarrassée de lui, elle eut une explosion de joie. Elle avait un amant ! Durant le trajet, ses attitudes, ses sourires, son agitation évidente, intriguèrent les voyageurs, de petits rentiers ou des boutiquiers de Maromme.
Elle descendit au bas du boulevard Cauchoise, et légère, la taille souple, elle se dirigea vers sa demeure, en aspirant de fraîches bouffées d’air qu’elle exhalait ensuite avec satisfaction. En face de la Préfecture, elle croisa Paul Bouju-Gavart.
— Deux mots, s’écria-t-elle haletante, j’ai deux mots à te dire.
Elle se planta devant lui :
— Regarde-moi, tu ne devines pas ?
— Non, fit-il, interdit.
Alors, elle articula posément, fièrement :
— Mon cher, aujourd’hui sept mai, à quatre heures, en pleine Forêt-Verte, à six kilomètres de Rouen, j’ai eu un amant !
Cet aveu calma son exaltation. Elle rentra chez elle, sereine et apaisée. Entendant des cris dans la chambre de l’enfant, elle s’y rendit. René pleurait. Elle le consola et le fit jouer quelques minutes comme de coutume.
Au dîner, elle mangea de bon appétit. Ses gestes étaient aisés, son maintien paisible, son visage franc. Mais un tel bonheur se dégageait de ses yeux, des trous de ses fossettes, de l’éclair de ses dents, de l’harmonie parfaite de ses mouvements, que Robert lui-même en fut imprégné.
On servit le café de monsieur. Elle y trempait toujours un morceau de sucre. Il l’attira sur ses genoux et dit :
— C’est un plaisir de te voir !
Elle lui saisit la tête et riva ses yeux aux siens. Une chose la déroutait. Elle s’attendait à ce que son mari lui parût ridicule, et elle ne découvrait rien qui justifiât ses prévisions. Pourtant quel bouleversement dans cette vie ! Entre ce repas et le précédent un fait s’était produit qui changeait irrévocablement cet homme en un homme nouveau. Il aurait dû ne pas être le même que jadis, du moins ne pas lui sembler tel. Mais, malgré ses efforts et son envie, l’impression qu’elle recevait de lui ne différait pas de l’ancienne impression.
À la fin, il l’interrogea :
— Qu’est-ce que tu as à me lorgner ainsi ?
Elle réfléchit et prononça d’une voix convaincue :
— Je suis heureuse.
Ils bavardèrent. Lucie causait avec gravité. Parfois, néanmoins, pour une boutade de Robert, pour un mot, il lui échappait un rire fou, saccadé, interminable. Elle suffoquait.
Chalmin travaillant à son bureau, elle monta seule. Sa gaieté redoubla. Elle jetait ses affaires au hasard, sur les meubles, sur le tapis, au plafond, d’un bout à l’autre de la chambre. Son corset se suspendit à un candélabre. Sa chemise, en tampon, glissa derrière un fauteuil. Puis, soudain sérieuse, disposant sa glace à la lueur de plusieurs bougies, elle se contempla, selon son habitude.
Cette fois, elle se trouva plus belle encore. Sa peau avait une blancheur inusitée, la ligne de ses jambes plus de moelleux, sa gorge plus d’ampleur. Elle examinait, elle palpait curieusement ce corps que gonflait le sang d’un étranger. Rien non plus n’indiquait une transformation. « Et cependant, se dit-elle, c’est comme Robert, il n’est plus le même. » Son corps actuel et son corps de la veille étaient distincts l’un de l’autre. Une seconde avait suffi pour que s’opérât cette irréparable métamorphose.
Et elle l’aimait aussi ce corps neuf, ce corps d’amour, ce corps d’adultère, comme elle le proclama tout haut, par une sorte de bravade.
Elle se mit au lit. Son ivresse persistait. Elle se répéta à diverses reprises :
— J’ai un amant, enfin j’ai un amant.
Cette phrase lui était d’une douceur ineffable. Pas un instant l’image de Richard n’assiégea son esprit. Un homme l’avait possédée, elle le savait, mais ne prêtait à cet homme qu’une attention secondaire. Les détails de l’acte consommé restaient vagues, ne l’occupaient pas comme la plupart des femmes qui recueillent pieusement l’histoire de leur chute. Seul, l’intéressait le résultat de sa conduite : elle avait un amant. Elle se sentit plus complète. La seconde phase de sa vie de femme s’ouvrait devant elle.
À l’arrivée de Robert, elle feignit le sommeil. Il se coucha, lui baisa les cheveux, et ils s’endormirent côte à côte, l’haleine confondue, des coins de leur chair en contact, dans l’intimité du lit nuptial.
Le surlendemain, Lucie retirait de la poste restante une lettre d’Amédée. L’écriture était penchée, petite, régulière, composée des pleins et des déliés de rigueur, agrémentée d’enroulements et d’entortillements artistiques. Un parafe compliqué, enchevêtré, hérissé, savant, encadrait une signature irréprochable. Le papier portait comme en-tête :
Amédée Richard fils
Représentant de la maison Gouget,
Bellavoine frères et Rameau.
Elle lut : « Mon adorée Lucie,
« Je viens d’enlever la fameuse affaire dont je t’ai entretenue, et tandis qu’on attelle Bichon, j’en profite pour t’assurer encore de mon amour éternel. Quel serrement de cœur, hier, au moment de l’adieu suprême ! À tour de bras j’ai fouetté mon cheval, qui n’en pouvait mais, le malheureux ! et nous avons galopé jusqu’au bois de la Valette, à en perdre le souffle. Alors j’ai sangloté comme un enfant. Hélas ! quand deux êtres s’aiment autant que nous, La destinée a-t-elle le droit de les séparer ! Oh ! ces affaires, quelle servitude !
« À Yvetot, j’ai passé une nuit très agitée. Le souvenir de ma Lucie me poursuivait, me brûlait. Puis d’innombrables petites bêtes m’ont attaqué ; une, deux, trois, cinq, dix, des douzaines de ces insectes maudits se sont acharnés après moi. Jusqu’au matin, je me suis retourné, trémoussé comme un pauvre diable. Aussi j’ai flanqué à l’aubergiste une de ces semonces dont il se rappellera.
« Allons, adieu, ma femme chérie, ma voiture m’attend. Je me fais une fête de m’y installer, de courir la campagne, en pensant à toi, dans cet espace où je t’ai eue, où tu t’es donnée à celui qui t’aime. Mon Dieu ! quel souvenir ! Ma plume tremble en traçant de telles lignes !
« Je vais faire Bolbec, le Havre, Dieppe, etc. Je serai de retour à Rouen vers le 30 courant, et j’espère bien rattraper le temps perdu.
» En attendant, je t’envoie un million de baisers. « Ton amant pour la vie, « Amédée Richard fils »
Lucie reçut encore une lettre, puis une autre, puis ce fut tout.
Elle ne le revit jamais.
II
Durant trois jours René languit, refusa de manger. Un matin, ses parents firent appeler leur docteur. Il ne put venir, étant malade. Ils patientèrent. Mais l’état de l’enfant s’aggrava, il eut des frissons, des vomissements, et Lucie, en l’absence de Robert, enjoignit à la bonne de chercher un médecin quelconque, au plus vite.
La servante ramena un monsieur solennel, d’aspect ecclésiastique, de carrure solide, vêtu d’une longue lévite, les lèvres et le menton rasés.
La mère lui raconta les débuts du malaise. Il découvrit sur le corps des plaques rouges et irrégulières et déclara :
— C’est une fièvre scarlatine.
Puis, sans répondre aux lamentations de Lucie, il prescrivit le régime à suivie les précautions à garder et composa une ordonnance au bas de laquelle il mit son nom : docteur Danègre.
À cette alerte, toute la maternité de Lucie se réveilla. Elle passa quatre nuits au chevet du malade, puis deux semaines enfermée et ne consentit à sortir que sur la prière de Chalmin. Mme Bouju-Gavart en conçut pour elle une estime plus grande. Elle avoua sans détours à Robert :
— J’avais des craintes au sujet de Lucie. Elle négligeait son fils et ne surveillait pas assez son intérieur. Mais maintenant…