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Elles n’aboutirent point, sans qu’elle sût pourquoi. L’été fut maussade. Elle s’ennuya, vit à peine M. Bouju-Gavart, et revint à Rouen avide de plaisirs.

III

Un dimanche de foire Saint-Romain, en allant au cirque avec l’enfant, Robert arrêta sa femme devant la boutique d’un Russe, dont il avait remarqué la collection de fourrures.

À l’affût derrière son étalage, Markoff souriait d’un air engageant aux flâneurs qu’attiraient son bonnet de loutre et sa tunique de velours noir, dont l’étoffe se tendait comme une cuirasse sur son buste large. Il était grand, fort et d’aspect débonnaire.

Lucie marchanda une garniture d’astrakan pour manchon. Il la laissait à cinquante francs. Elle se récria, trouvant le prix trop élevé.

Mais durant toute la représentation, et au cours de la soirée, elle reparla si souvent de ce morceau de fourrure que Robert lui dit le lendemain :

— Tiens, voilà de l’argent, dépense-le à la guise.

De rares promeneurs erraient. Des nuages lourds écrasaient la ville. L’un d’eux creva, et la jeune femme se réfugia sous l’avancement en planches qu’offrait la boutique de Markoff. Il fit preuve d’une complaisance inépuisable. Il déballa toutes ses peaux de bêtes, dépouilles avariées de martres, de zibelines, de renards, d’ours, de marmottes. Et à chaque exhibition, il affirmait d’un air convaincu :

— C’est joli, ça !

Même il la jugea digne d’admirer un tas d’objets achetés un peu partout et qu’il réservait aux amateurs, des ceintures à clous d’argent, des broderies roumaines, des sabres japonais, des cristaux de Damas, des carabines, des mors, des étriers.

Quant il eut bouleversé son magasin, l’averse continuait, furieuse. Il eut un geste désolé :

— Pauvre madame !

Alors, pour la distraire, il se mit à causer de son pays, de sa femme, de sa demeure dont il expliqua la forme et la disposition. Il raconta ses voyages. Il décrivit de lointaines cités auxquelles il donnait des noms inconnus. Et il employait un jargon bizarre, hérissé de locutions incorrectes, compliqué de mots étrangers, pleins d’images pittoresques et naïves.

Sans chercher à comprendre le sens des paroles, Lucie l’écoutait. Il avait une voix d’un charme inexprimable qui prêtait de la douceur aux sons rauques de sa langue. S’il se taisait, elle l’interrogeait pour que ne cessât point l’ivresse subie. Et il continuait, de son accent profond et sincère, aux inflexions chantantes. Elle fit de telles acquisitions et à des prix si élevés que son mari le lui reprocha vivement. Elle n’en fréquenta pas moins Markoff, mais en cachette le plus souvent, et sans rien acheter.

Le mauvais temps persistait. Peu de personnes se risquaient à la foire. Elle s’oubliait auprès de lui, sans redouter de fâcheuses rencontres. Parfois la pluie chassait avec tant de violence que Lucie montait une marche et s’abritait à l’entrée de la cabane.

Dès les premiers jours, elle le tutoya, naturellement, sans effort, comme un être de race inférieure à la sienne. Markoff, que guidait son flair de marchand âpre au gain, la traitait en idole. Cette aventure l’intimidait. Il ne savait au juste ce que lui voulait cette femme. Aussi, craignant de l’irriter, il se contentait de la regarder avec extase. Il avait des silences rêveurs et des mélancolies significatives.

Elle, l’accablait de ses coquetteries les plus savantes. Elle lui servit tout son répertoire de grâces mièvres et de petits cris badins. Elle eut tour à tour des gentillesses et des duretés, fut enjôleuse, charmeuse, mignonne, enveloppante. Et ils se battaient ainsi galamment, lui à l’aide de supplications muettes, elle à coups d’œillades incendiaires.

Leurs rapports devinrent plus familiers. En palpant les fourrures, leurs doigts se touchaient. Lucie ne retirait pas les siens, et ils ne bougeaient plus, éternisaient la sensation délicieuse de ce contact. Il s’enhardit même, courbé à terre, jusqu’à lui presser la main contre ses lèvres en balbutiant d’un ton passionné des mots qu’elle ne saisit point. Debout, le corps tourné vers les passants, elle savourait l’adoration de cet homme, dont elle sentait sur sa peau les larmes brûlantes, et elle songeait orgueilleusement à l’étrangeté de cet amour.

Un soir, vers cinq heures, elle le surprit qui préparait du thé. Il tombait un brouillard dense. Les magasins, en face, fermaient. Elle pénétra bravement dans le fond de la boutique, derrière l’étalage. C’était un couloir étroit qu’occupaient, à une extrémité, un tabouret et un petit poêle et, à l’autre, un lit composé de coussins.

— C’est là que tu dors et que tu manges ? dit-elle.

— Oui, c’est là.

Elle s’assit. Il lui offrit une tasse. Elle la vida, ainsi qu’une seconde et une troisième. Ensuite elle s’étendit sur les coussins et fuma des cigarettes du Levant.

Une lanterne les éclairait. Markoff s’agenouilla. Délicatement il défit les bottines boueuses, sécha les bas humides entre ses paumes jointes, et lui baisa les pieds et les jambes.

Quand elle partit, il osa dire, très bas :

— Si tu veux, demain, toujours, à la nuit, je fermerai… tu frapperas ici.

Et il désignait une petite porte située au fond de la cabane.

Elle ne répondit pas.

Elle se leva, le jour suivant, avec la certitude qu’elle n’irait pas au rendez-vous de Markoff. Elle se refusait intérieurement à cette chute, non que l’homme lui déplût, mais par une sorte de honte irraisonnée.

Après le déjeuner, elle rejoignit sa mère chez la couturière. Elles firent ensemble plusieurs courses. Soudain, à quatre heures, Lucie alléguant une forte migraine quitta Mme Ramel, traversa le jardin Solférino et gravit la rue Bouvreuil. À mi-chemin, elle avisa un monsieur qui arpentait le trottoir, le menton enseveli dans le col de son pardessus, la tournure furtive. Elle reconnut M. Bouju-Gavart.

De temps à autre il collait son œil à la vitrine d’un magasin où des ouvrières repassaient. Elle l’accosta et, s’emparant de son bras :

— Je vous y pince à m’être infidèle. Si vous tenez à mon pardon, il faut m’escorter.

Il obéit machinalement. Aussitôt Mme Chalmin reprit :

— Allons, parrain, expliquez-moi votre conduite. Il y a quelques mois, on ne voyait que vous, vous m’aimiez, vous soupiriez, et puis, tout à coup, vous me faites faux bond sans même m’avertir.

Il avançait péniblement, par un effort visible, le dos courbé. À la clarté d’un réverbère, elle constata l’altération de ses traits.

Il repartit avec lassitude :

— Hélas ! tu n’as pas à être jalouse, rien ne pourra me délivrer de toi. Et puis, que t’importe ! n’en as-tu pas d’autres que moi pour t’aimer ? Tu le sais bien, c’est cela surtout qui m’éloigne. J’en souffre trop.

Elle eut pitié de lui et gaiement :

— Non, vrai, parrain, vous avez pris ça au sérieux, vous, un vieux « routier », comme vous dites ! Vous n’avez pas vu que je plaisantais !

Après une pause, elle grommela d’un ton pincé :

— Quelle belle opinion vous avez de moi !

Il ne la crut pas, mais un peu de bien-être l’envahit, et comme à la foire, elle tentait de se débarrasser de lui, il supplia :

— Je t’en prie, laisse-moi t’accompagner, cela me fait plaisir de te revoir, malgré tout.

Elle devait décliner son offre, accepter était déloyal et cruel, contraire au mouvement généreux qui l’avait engagée à mentir. Elle le sentit, et pourtant ne le renvoya point.

Ils tournèrent à droite, et cent pas après, elle s’esquivait en disant :

— Promenez-vous jusqu’à la place Beauvoisine, je vous rejoins.

Elle se glissa par l’intervalle qui séparait deux boutiques. Derrière, elle suivit le passage resserré qui longe les habitations, lugubre, sale, obstrué de caisses éventrées d’où jaillissent des monceaux de paille. De rares becs de gaz la guidaient. Elle se heurta contre une échelle, marcha dans le ruisseau, et les pierres du chemin lui blessaient les pieds. Puis, où s’adresser ? Comment s’y reconnaître parmi toutes ces baraques semblables ? Se rappelant enfin le numéro de la maison opposée, elle réussit à le découvrir. Alors elle aperçut la porte basse.