Le Russe prolongea son séjour jusqu’à la limite permise. Mais les dernières semaines se traînèrent, monotones. Lucie manqua plusieurs rendez-vous. Elle commençait à se fatiguer de lui. Il lui manifestait une affection trop servile. Comment s’attacher à un homme qui baise la poussière de vos souliers ?
Par contraste, elle rêvait d’un maître dont elle subirait le joug, et elle pensait plus à cet être imaginaire qu’à son amant actuel. Elle était lasse de ces amours fugitives. L’intérieur d’une voiture, la chambre nuptiale ouverte à tout venant, la boutique d’un forain, cela ne lui suffisait plus. Certains de ses désirs ne trouvaient pas ainsi leur réalisation. On prenait son corps, on ne l’admirait point. Maintenant qu’elle connaissait la volupté défendue, au fond toujours pareille et décevante, il lui fallait des joies d’un autre ordre. Son orgueil surtout réclamait ses droits.
Sans le savoir, elle aspirait à quelque chose de plus régulier et de plus stable, de plus prosaïque et de plus commode, une sorte d’adultère plus conjugal.
Le jour où partait Markoff, il voletait des flocons de neige. Son déjeuner fini, Lucie s’apprêta sans entrain. La veille, Robert l’avait menée au théâtre. Ses paupières papillotaient. Mal disposée, elle redoutait le froid du dehors. Un bon feu brûlait. Elle s’assit, ferma les yeux et s’assoupit.
À son réveil, quatre heures sonnaient à la pendule. Elle tressauta. C’était l’heure fixée. Aussitôt elle réfléchit qu’en se pressant elle arriverait pour les adieux. Mais une torpeur invincible paralysait ses membres. Elle grelottait. Le feu s’était éteint. Alors elle se dit :
— S’il m’attend, il peut bien m’attendre encore.
Elle alluma un fagot et le couvrit de bûches. La flamme pétilla, réconfortante. Les minutes s’enchaînèrent. La nuit vint. Et Lucie ne bougeait pas, les coudes sur les genoux, la tête sous le manteau de la cheminée, l’esprit engourdi, vide de pensées.
Il s’ensuivit une des ces périodes d’apathie que traversent les femmes, où elles négligent leur toilette, errent de tous côtés, débraillées, en savates et en peignoir sale. Elle mangeait aux repas, dormait au lit, et le reste du temps bâillait et geignait. Elle entreprit l’éducation de René, acheta un alphabet pourvu d’images, mais fut si vexée que son propre fils ne pût pas lire après une première leçon, qu’elle le punit et le jugea d’intelligence médiocre.
Plusieurs ouvrages de couture qu’elle entama simultanément furent laissés en plan. Elle risqua quelques promenades : elle rentrait exténuée. Rien ne la divertissait.
Un matin, comme Robert l’avait quittée pour accomplir une tournée aux environs, un commissionnaire lui apporta une lettre. Elle la décacheta. C’était l’écriture de son parrain. Elle lut ces mots :
« Aujourd’hui, deux heures, place du Vieux-Marché. Me suivre de loin. »
Elle y alla.
IV
Ils eurent une année de liaison heureuse et sans secousses.
M. Bouju-Gavart avait loué une chambre garnie, rue Saint-Georges, dans une maison d’apparence convenable.
On y accédait, du palier, par un couloir spécial, encombré d’objets hors d’usage. La pièce était grande, propre et froide. De la toile blanche habillait le lit et les fenêtres. Une cheminée de bois noir portait une pendule sans aiguilles et deux chandeliers de verre opaque représentant des femmes nues, dans la tête desquelles étaient plantées des bougies. Une carpette de feutre s’étalait devant le foyer. Il y avait de vieux fauteuils confortables et une armoire immense où se cachait une toilette.
M. Bouju-Gavart compléta cet ameublement par l’adjonction de quelques gravures licencieuses, d’une peau d’ours noir, d’une paire de pantoufles en fourrure, d’une vareuse ouatée et d’une cave à liqueurs bien fournie.
C’était l’hiver. Il arrivait, lui, après son déjeuner, allumait du feu, se parfumait les cheveux et la moustache, se gargarisait avec de la menthe, recouvrait ses ongles d’une pâte spéciale, s’assouplissait les muscles par des mouvements réglés et s’enduisait le corps d’aromates subtils. Puis il s’étendait, et des heures passaient.
Les premiers mois, ces attentes souvent longues lui furent terribles. Il doutait toujours qu’elle consentît à revenir. Une fantaisie l’avait conduite auprès de lui, une autre l’en détournerait, et il se désespérait de sentir sa chair inassouvie, plus esclave que jamais.
Le bruit de ses pas dans le couloir le soulevait. Tout de suite il l’entraînait en pleine lumière. Et il lui secouait les mains en balbutiant : « Merci… merci… »
Pour atteindre à la lassitude, il multiplia les entrevues et tenta de s’épuiser, mais son désir s’exacerbait à chaque étreinte. Alors se jugeant inguérissable et redoutant de la perdre, ce fut à elle-même qu’il s’attaqua, à ses sens qu’il savait vierges ou mal éveillés.
Il agit habilement, lui révélant peu à peu toutes les perversités qu’elle souhaitait tant de connaître. L’initiation fut lente, progressive, distribuée par doses régulières. Il n’oublia rien.
Lucie se prêtait à ses caprices avec une docilité paisible. Elle éprouvait du plaisir, en simulait beaucoup, mais ce plaisir était moins physique que moral. Elle s’amusait. Chaque nouveauté lui procurait une gaieté naïve, le saisissement joyeux d’un enfant à qui l’on donne un jouet inconnu.
Dès son entrée, elle s’écriait :
— Eh bien, parrain, quoi, aujourd’hui ?
Le vice la passionnait, bien que ses nerfs n’en fussent nullement ébranlés. Et encore ne l’aimait-elle pas pour lui-même, mais pour elle par satisfaction personnelle. L’important n’était point de savourer une sensation neuve, mais de ne plus l’ignorer. Une force mystérieuse, en quelque sorte le sentiment d’un devoir à accomplir, la poussait. Il fallait savoir.
Et elle s’en allait de là, calme et légère le corps à l’aise, l’âme propre, sans que la pensée d’une dégradation quelconque l’effleurât.
Elle rentrait, et, le soir, en baisant au front son fils endormi ou en prenant place auprès de Robert, elle songeait avec une volupté douce, dans la paix de son ménage, aux caresses étranges de la journée.
Aussi, malgré l’effroi de M. Bouju-Gavart, elle revint assidûment. Tant de choses, d’ailleurs, la conviaient rue Saint-Georges depuis le péril affronté jusqu’à la façon dont son amant en usait vis-à-vis d’elle.
Elle le trouvait si comique, si peu semblable aux autres avec son essoufflement et ses membres malingres. Ce fut précisément le spectacle de cette décrépitude qui l’attacha. Elle n’en vit pas le côté répugnant. Au contraire, elle y puisa un motif de s’exalter. Le désir de ses amants passés résultait de leur jeunesse, de leur vigueur, du sang qui affluait en leurs veines. Son désir à lui, provenait d’elle seule. Elle seule, par le pouvoir de son être, l’éveillait et le renouvelait. Toute victoire obtenue sur cet être débile l’enorgueillissait comme un hommage à sa beauté. Et elle s’y employait complaisamment.
Il était inévitable que le caractère anormal de ces rapports s’atténuât. M. Bouju-Gavart, effrayé soudain des désordres graves qui se manifestaient dans son organisme, en comprit la nécessité.
D’ailleurs, Lucie lui semblait suffisamment conquise. Ces quelques heures constituaient d’uniques et de si puissantes diversions à la banalité de sa vie ! L’habitude aussi la ramenait. Les jours sans rendez-vous lui étaient plus moroses. Rien n’en comblait le vide.
Puis il ne négligeait aucun détail pour la tenir en haleine. Sachant son incurable vanité, il s’en servit comme d’un instrument commode, dont il possédait les moindres secrets.
Avant même d’enlever sa voilette et de l’embrasser, il la déshabillait avec des doigts fiévreux.