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Lucie ne prêtait à ces déclamations qu’une oreille distraite. Le sens seul lui en parvenait. Et de nouveau la pénétrait sa vieille peur du monde. Il était l’arbitre de son honneur. Il pouvait la chasser et lui interdire les joies d’amour-propre et de luxe qui, en résumé, lui étaient indispensables. Elle pressentit la catastrophe fatale, pensa à sa mère, à son fils, au courroux de son mari, pensa à des choses auxquelles elle ne pensait jamais et auxquelles elle ne pensa plus le lendemain, qui néanmoins influèrent suffisamment sur elle pour que sa conduite en reçût de profondes modifications.

Elle revisa sa liste de visites. Deux ou trois personnes suspectes furent biffées sans pitié. Elle en inscrivit d’autres qu’elle connaissait à peine, mais dont elle jugeait les bonnes grâces utiles à conquérir.

Sa mise devint aussi l’objet d’un examen sévère. Elle supprima les jupes collantes qui dessinent les hanches, et les jaquettes ajustées qui accusent la poitrine. Elle ne quitta plus la capote fermée. Des brides lui cerclaient le cou. Une voilette noire couvrait le haut de sa figure.

Elle dut vaincre dès le début une froideur générale. Visiblement on la boudait, son manque d’égards ayant indisposé bien des dames. Mais elle désarma les rancunes par son amabilité et son extrême déférence. Elle conservait un maintien rigide, ne s’appuyant jamais sur le dossier de sa chaise ni ne croisant ses jambes. Les mains dans son manchon, un sourire aux lèvres, elle parlait peu et répondait plutôt aux questions. Elle s’exprimait simplement, sans volubilité, riait discrètement sans convulsion intempestive. Elle évitait de contredire, approuvait ce qu’on louait et blâmait ce que l’on critiquait.

Elle s’attira de vives sympathies. Des vieilles surtout, dont on désertait le salon et chez qui elle eut l’adresse de retourner souvent, la prirent sous leur protection. Avec celles-là elle pérorait à son aise et les éblouissait de sa verve. Ce furent de précieuses alliées.

Partout elle plut. Au bal annuel des Lefresne, elle partagea ses danses également entre tous les danseurs. Elle choisit au cotillon les messieurs d’un âge avancé. Son décolletage ne prêtait plus à la critique. Au premier signal de Robert, elle se retira.

On ne l’acclama pas, les jours suivants, comme la reine du bal, mais on applaudit à sa réserve et à sa distinction.

V

L’inconduite de Lucie avait opéré, entre les époux Chalmin, une entente parfaite. Auparavant, l’état nerveux et inquiet de la jeune femme provoquait des périodes de mésintelligence qui tendaient vers la fin à se répéter. Il lui échappait des mots désobligeants. Robert perdait patience. Une scène s’ensuivait. Les raccommodements étaient pénibles.

À vrai dire, Lucie traversait alors une crise qui détruisait son véritable caractère, fait de douceur et de dissimulation. Aucun but ne dominait sa vie. Des aspirations vagues et contradictoires la troublaient, comme l’envie de secouer son ennui, tout en se conservant un intérieur honorable. Fille d’une mère pieuse et d’un père dépravé, elle ne pouvait se contenter du mariage ni se passer de considération. Elle oscillait en tout sens, faute de l’élément de stabilité qui lui convenait. Elle manquait d’équilibre.

Cet équilibre, l’adultère le lui donna. Il mit en jeu toutes les facultés inoccupées de son être, combla les vides, aplanit les aspérités. Ses instincts qui, contrariés, la gênaient, assouvis, contribuèrent à sa santé générale. Pourvue d’un époux et d’un amant, elle remplit les exigences de sa double nature. L’harmonie fut rétablie.

Robert en eut le bénéfice immédiat. Son ménage recouvra cette belle tranquillité dont l’absence commençait à l’importuner. Les soins affectueux de sa femme ne se démentirent plus. Ils croissaient même en proportion des plaisirs extérieurs que goûtait Lucie. Après quelque débauche, elle appréciait mieux les avantages qu’il lui apportait.

C’est à cette époque que Robert reçut une lettre anonyme. On lui dénonçait l’intrigue de Mme Chalmin avec un « très vieil ami ». Il la plia, la serra dans son portefeuille et conclut : « Lucie va bien rire ». Mais à midi un client arriva qu’on retint à déjeuner. Le soir, Mme Ramel dînait. Robert oublia la lettre.

Il ne s’en souvint qu’une semaine plus tard, en triant ses paperasses. Cette fois, il y réfléchit : « Quelle chose abominable… tout de même, si je n’étais pas sûr d’elle, comme je me tracasserais ! »

Il relut : « Un vieil ami, très vieux… » Qui peut-on désigner ainsi ?… Est-ce l’œuvre d’un méchant ou l’erreur d’un convaincu, abusé par de fausses apparences ?

Cette dernière hypothèse l’attrista. Ainsi quelqu’un peut-être croyait à la trahison de sa femme, quelqu’un la méprisait. Un remords l’assaillit envers elle, comme s’il eût été coupable en ne la garantissant pas de telles humiliations.

« Puis-je entrer ? » demanda-t-on en frappant à la porte de son bureau.

Il eut un cri de contentement. Il reconnaissait la voix de Mme Bouju-Gavart. Sans lui laisser le loisir d’expliquer le motif de sa visite, il lui tendit le papier :

— Votre avis, franchement…

Elle parcourut, et comprit tout de suite. Rien ne s’opposa à l’absolue certitude qui l’étreignit. Instantanément la coutume où se tenait son esprit de considérer Mme Chalmin comme inattaquable, fut déracinée. Des faits, des tas de faits jusqu’alors futiles, acquirent leur importance. Tous ils accusaient la complicité de M. Bouju-Gavart et de la jeune femme.

Elle leva les yeux et aperçut Robert qui la dévisageait. Le silence devenait maladroit. Elle eut l’énergie de sourire :

— Eh bien, après ? Je suppose que vous n’y ajoutez pas foi ?

— Assurément non, mais dans quelle intention ?

Elle soupira :

— Ah ! mon ami, c’est si facile de s’installer devant une table, de prendre une plume et d’écrire quelque vilenie. À Rouen, cela se pratique couramment.

Elle réussit à lui rendre courage, ayant de ces paroles fortes qui cicatrisent les plaies de l’âme.

— On doit dédaigner la médisance. L’écouter, même sans y croire, c’est dégrader l’épouse. Or, vous savez, Robert, que la vôtre est au-dessus du soupçon.

Mme Bouju-Gavart ne souffla mot de cette lettre à son mari, sentant de ce côté toute remontrance superflue.

Mais un matin elle se présenta chez Lucie. Elle la trouva couchée.

— Comme c’est obscur, dit-elle, j’aime bien la clarté, moi.

Elle fit glisser les rideaux. De la lumière jaillit. Alors, elle s’approcha et contempla sa rivale.

Les cheveux en désordre, l’épaule nue, la moue gracieuse d’une femme jeune qui s’éveille, Lucie s’étirait. Et tout au fond de l’épouse délaissée, un sentiment d’envie remua. Sur la table de nuit, un miroir se dressait dans un cadre de fleurs en porcelaine. Elle y vit sa propre image, constata la fatigue de ses traits, la flétrissure de sa peau, le bleuissement ridé de ses paupières, sa pauvre figure lasse et ravagée. Le corps jeune et ferme dont elle devinait les lignes lui rappela son corps à elle, pesant et sans formes. Et elle eut l’intuition brusque qu’elle était vieille, infiniment vieille, aussi vieille que les plus vieilles, puisque l’âge d’aimer était passé.

Pour la première fois, cette idée la frappait. Elle en tira une grande tristesse, et soudain beaucoup de mansuétude. Elle devait pardonner, car l’outrage ne l’atteignait pas, elle qui n’avait aucun droit à l’amour. Toute trace de jalousie s’évanouit. Un rôle plus noble lui apparut, un rôle de bonté et de conciliation.

Elle posa sa main sur la main de Lucie, et lentement, sans amertume :

— Petite, je sais tout, et pourtant c’est en amie que je viens.