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Immédiatement, Lucie entama son œuvre expiatoire. Au déjeuner, Robert fut l’objet de mille attentions, si délicates qu’il ne s’en aperçut point. Mais l’abnégation n’est-elle pas plus héroïque quand elle est secrète ? Servie la première, elle choisit les morceaux les moins prisés, immolant à Chalmin ceux qu’elle préférait. Elle s’arrangea pour boire le fond de la bouteille de vin. Et comme son fils avait le rhume elle le moucha plusieurs fois, ce qui la dégoûtait. Au dessert elle s’assit sur les genoux de son mari, lui sucra son café et, finalement, l’adjura de renoncer à son verre de cognac et à sa pipe, comme à des habitudes nuisibles.

Il crut à une plaisanterie et voulut passer outre. Elle s’entêta. Son devoir lui ordonnait de surveiller la santé de l’époux. Elle ne s’y déroberait pas.

— Non, chéri, tous les docteurs t’affirmeront que l’alcool et la nicotine ont des effets déplorables.

Il la rembarra avec une brusquerie qu’elle subit sans regimber. Que n’avait-elle à supporter de plus fortes humiliations ?

À peine seule, elle s’habilla, sortit, et se dirigea vers la rue Verte. Près de la gare, elle rencontra parrain. Il lui dit précipitamment :

— Je sais tout. Ma femme m’a menacé d’une séparation si ça continuait. Tu m’as bien arrangé, toi, je te remercie. Enfin, ça vaut mieux… Je vais à notre chambre. À tout à l’heure.

Elle ne répondit pas, outrage qui lui parut une prouesse. Sa vertu triomphait de ce premier assaut. Il n’était plus de péril maintenant qu’elle ne pût affronter. Et pour s’en donner des preuves convaincantes, elle foudroya les hommes qui la croisaient d’un regard de mépris. Une allégresse la soulevait. Elle se sentait forte, pure, inaccessible.

Elle aborda Mme Bouju-Gavart, le front haut, n’ayant plus de reproche à essuyer. En quelques heures, ne s’était-elle pas lavée des taches qui la salissaient ? Aucune distance morale ne la séparait de sa nouvelle amie. Deux femmes également honnêtes devisaient. L’une valait l’autre.

Ces bonnes dispositions ravirent Mme Bouju-Gavart. Elle discernait dans cette effervescence de néophyte un symptôme avéré de conversion. Elle la bourra d’avis excellents, de maximes salutaires et de recettes de cuisine propres à flatter la gourmandise de Robert.

— Il ne faut rien négliger quand il s’agit de se concilier l’attachement de son mari. La ménagère y réussit, hélas ! souvent mieux que l’épouse ou que l’amante.

Dehors, en pleine après-midi, Mme Chalmin hésita. Où aller ? Sa maison ne l’attirait guère. Elle en partait d’ordinaire à ce moment pour rejoindre M. Bouju-Gavart. Cette fin de journée à traverser lui infligea un certain effroi. Somme toute, elle n’était point préparée à un changement d’existence aussi radical. Au hasard elle enfila des rues.

Le ciel, un ciel brumeux de mars, comprimait la ville morne et s’égouttait en humidité sur les toits et sur le pavé boueux. Des gens marchaient, l’aspect grelottant. De place en place dansait un fiacre attelé d’un cheval triste. Lucie frissonna. Son enthousiasme s’évanouissait à mesure que le froid pénétrait son corps et que l’occasion de se sacrifier devenait plus problématique.

Elle songea que M. Bouju-Gavart l’attendait. Un problème se dressa, terriblement ardu. En définitive, son devoir ne lui dictait-il pas une démarche auprès de parrain ? Quel miracle, si elle pouvait l’arracher au mal !

L’idée d’un feu clair la sollicitait vivement aussi. Mais elle résista, craignant la prétendue brutalité dont elle l’avait accusé.

Alors un immense ennui l’accabla, alanguit ses pas, arrondit ses épaules. Elle parcourut les quais, puis se réfugia dans une pâtisserie de la rue Grand-Pont.

Justement Georges Lemercier y commandait des assiettes de gâteaux. Un colloque fut engagé. Tout de suite le jeune homme parla du bal Lefresne :

— J’en ai gardé une si charmante impression ! La couleur, la forme de votre robe, l’arrangement de vos cheveux, tout cela s’est gravé en moi…

Il savait les potins relatifs à Lucie, ce qui lui donnait de l’assurance, et de sa voix mâle et câline, il fit allusion aux promenades parallèles de la rue Jeanne-d’Arc.

— À cette époque, j’ai eu un grand chagrin, et j’ai voyagé, ajouta-t-il gravement, expliquant ainsi sa disparition.

Elle tira son porte-monnaie. Il gémit :

— Ne vous en allez pas encore !

— Il faut bien, j’ai eu froid et je rentre me réchauffer.

Il eut une hardiesse folle.

— Si j’osais… j’ai par là un petit réduit assez confortable… où je vais quelquefois fumer… une allumette et le bois flamberait…

La riposte de Lucie fut spontanée, involontaire :

— Pourquoi pas ? Seulement, vous savez, le temps de me remettre d’aplomb, et c’est tout.

Il fut stupéfait de son succès.

— Vrai, vrai, vous consentez ?

— C’est donc bien extraordinaire ?

Elle le suivit de loin, réjouie de cette escapade qui coupait l’interminable journée. En route elle se rappela ses promesses à Mme Bouju-Gavart, et tenta vainement de se confectionner un remords. D’ailleurs que risquait-elle ? Elle était si sûre d’elle-même.

L’appartement, situé rue Nationale, se composait de deux pièces, un boudoir et une chambre dont on apercevait le lit. Lemercier alluma le feu, Lucie examina le salon. Une étoffe de jute rouge brique couvrait les murs. Tout autour, des divans couraient, vêtus de soies brillantes. Un lot d’ombrelles et d’éventails japonais, artistement disposés, donnaient de la gaieté. Un palmier et un fusain jaillissaient.

— Ah ! voilà qui est fait, maintenant chauffez-vous, prononça Lemercier, se redressant et approchant un fauteuil.

Elle s’assit. Les pieds sur les chenets, les mains croisées au-dessous de ses genoux, elle tenait ses jupes relevées, de façon à découvrir ses chevilles et le bas de ses mollets. Lui, disposa deux coussins à terre et s’accroupit auprès d’elle.

La scène de séduction commença. Il possédait à ce sujet un programme exact dont il ne s’écartait jamais, en ayant toujours observé la réussite.

D’abord les phrases banales, articulées d’une voix tendre, fluèrent, les phrases préparatoires, destinées à rassurer la femme et à l’engourdir. Puis vinrent les compliments plus directs, l’hommage non déguisé d’un amour qui se cache encore, les exclamations admiratives sur la forme du pied, sur la finesse de la jambe, enfin ce qui constitue la première attaque. La période des menues faveurs et des mélancolies succéda : « Mettez-vous donc à l’aise, vous devez étouffer sous ce manteau. Et vos gants ? » Il lui prenait les doigts et les baisait l’un après l’autre.

— Quelle chose affreuse de ne vous être rien, pas même un ami, vous qui m’êtes tout déjà. Vous m’aurez accordé une minute de votre existence, et cette minute décide de mon existence entière, à moi.

Et il supplia :

— Lucie, ce jour béni n’aura-t-il pas de lendemain ?

Elle ne répondit pas, la poitrine oppressée, le regard languissant. L’instant se prêtait à une déclaration. Il se déclara. Et son : « Je vous aime, Lucie, ô ma Lucie, je t’aime » eut les modulations lentes, désespérées, passionnées, que nécessite un aveu efficace.

Elle se pelotonna, toute frémissante. Jamais encore on ne lui avait dit ces mots avec tant d’émotion.

La période d’action s’ouvrait. Il l’entama par une prière :

— Lucie, au bal, j’ai vu vos épaules, me refuserez-vous le même spectacle, ici, où je serai seul à les voir ?

Un à un, la main timide, il défaisait les boutons de son corsage. L’orgueil de sa chair la rendit lâche. Elle n’eut même pas l’idée de le repousser.

Elle se coucha le soir, l’esprit satisfait, comme on se couche après une journée bien remplie.