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Elle s’empêtra peu dans d’aussi puérils scrupules.

Elle sortait constamment avec Mme Ramel qui l’entraînait à l’église. Elle s’y asseyait et ne priait point. Mais le repos de la nef déserte l’enveloppait. Et elle s’assoupissait, tandis que se courbait dévotement le dos de sa mère. À la fin cependant, ces longues stations dans la demi-obscurité, dans le silence qui suinte des voûtes et des piliers, la pénétrèrent de recueillement. Elle marmotta les prières qu’inspirent ces endroits saints. Ses apparences pieuses ne furent pas sans profit. Elle y gagna un surcroît de considération.

Des mois encore vinrent. Elle s’embourgeoisa. Ses idées se rétrécirent. Son cerveau se dessécha. Elle grossit. Le menton et le cou s’empâtèrent. Elle adopta des opinions politiques précises, n’en ayant pas eu d’autres que celles de ses amants ; elle prôna les partis religieux.

Elle ne songeait pas à son passé. Un jour elle croisa Javal, son unique passion, suivant elle. Ils se saluèrent. Son cœur fut muet. Elle regretta, néanmoins, sa bague de fiançailles.

La présence de ses amants, leur contact même, ne la remuaient pas. Au bal, parfois, l’invitaient des hommes qui l’avaient possédée. Elle restait indifférente entre leurs bras.

Ils la menaient au buffet, lui parlaient, galants, attentifs. Elle, se disait simplement : « J’ai été la maîtresse de cet homme », sans que cette phrase évoquât en elle l’ordinaire cortège des jouissances communes. Aucune honte ne rougissait son front. Elle ne sentait point qu’un lien de chair indissoluble la liait à eux. Quelques-uns risquèrent des allusions. Elle semblait ne point comprendre. Cela l’ennuyait. Jamais elle ne connut la joie des souvenirs que l’on échange, des heures voluptueuses où sonnent à nouveau la sonnerie des anciennes caresses et le tintement des bouches qui se baisaient.

De ce passé, il subsistait deux sensations bizarres, toutes deux d’amour-propre, toutes deux confuses.

Sa beauté n’était pas morte. Elle commençait à admettre la déchéance de son corps, mais ce corps vivait toujours dans les yeux de ses amants. Il vivait avec sa splendeur première, avec son exquise pureté, avec la blancheur de sa peau, avec l’harmonie de ses formes. Il vivait gravé dans des cerveaux qui ne pourraient l’effacer. Il vivait comme toute chose parfaite, indestructible parce qu’elle est d’essence divine. Si vieille qu’elle fût, plus tard, elle verrait des êtres qui l’auraient admirée, et la certitude que s’éternisait en eux l’image de son corps éblouissant de jeunesse, la consolerait de son corps usé, déprimé, flétri.

Puis, en second lieu, elle se sentait supérieure aux autres femmes qu’elle fréquentait. Elle s’attribuait plus d’expérience. La vie lui avait divulgué les mystères cachés à la foule. Elle était en droit de discuter et de résoudre les problèmes complexes sur l’amour, le vice, le désespoir, la lassitude, sur l’attachement et sur la passion furieuse, sur les moyens de conserver l’affection d’un homme et sur les moyens de rompre. Elle pouvait pérorer, trancher les questions, conseiller, blâmer et approuver. Car elle savait ce que la plupart de ces femmes ne savaient pas, avantage dont elle tirait, à son insu, un grand orgueil.

Sa religiosité s’accentua. Elle ne devint pas dévote. La grâce ne la touchait pas. Mais les pratiques de l’église l’occupaient et lui paraissaient utiles. C’était un but de promenade, l’obligation de respirer l’air du matin. Sa santé s’en trouvait à merveille. Elle obéissait complaisamment à la discipline sévère des offices. Comme ses voisins, un coup de clochette la mettait debout, la jetait à genoux, l’asseyait, lui inclinait la tête, tournait les pages de son livre, lui imposait l’articulation mentale de telle prière. Elle éprouvait la petite fièvre des soldats à l’exercice quand une manœuvre réussit, que les bras retombent ensemble dans le rang, ou que les déclenchements des fusils ne forment qu’un bruit sec, au commandement : « Feu. »

Elle voulut se confesser. Cette envie la prit soudain, irrésistible. Mme Ramel, enchantée, lui signala un prédicateur de la Cathédrale. Elle y courut dans un accès d’exaltation.

Elle s’affranchit d’abord des péchés quotidiens, des péchés véniels, de ceux qu’on ne peut éviter. Puis elle s’arrêta, hésitante. Le prêtre dit :

— C’est tout, ma fille ?

Alors elle s’attaqua bravement à son passé. Sa vie se dévoila, sa vie d’adultère. Ce fut long. Le prêtre, atterré, ne cessait de l’interroger. Elle répliquait aussi exactement que sa nature l’y autorisait. À la fin il murmura :

— Vous repentez-vous, mon enfant ?

Elle répondit :

— Oui, mon père.

Il comprit que ses lèvres seules affirmaient ce repentir. Devait-il refuser l’absolution ? À quoi bon ! N’était-elle pas inaccessible au remords ? Sa chair ne présentait nulle tache avilissante. Comment lui persuader que l’âme, elle, reste flétrie éternellement ? Elle ne savait même point qu’elle avait mal agi. Sa vie eût recommencé qu’elle ne l’eût pas vécue autrement.

Il prononça les paroles sacrées.

Mme Chalmin partit. Lui, ne bougea pas, troublé.

À la maison, Lucie trouva René qui l’attendait, en vacances. Ils sortirent.

Le temps était chaud, le ciel ensoleillé. Ils marchèrent allègrement. Elle le serrait contre elle, un bras derrière son cou, sur l’épaule. Elle était fière de lui, de ses quinze ans, de sa sagesse, de son joli visage où se dessinaient certains de ses traits, à elle. La confession l’avait soulagée, lui semblait-il, de quelque fardeau incommode. L’avenir s’ouvrait, calme, large, un avenir qu’emplissait son fils. Des projets l’effleurèrent. Elle les traduisit. René les approuva. Certes ses aptitudes le destinaient au métier d’ingénieur, peut-être à la carrière des armes.

Elle le vit, vêtu d’un uniforme brillant, que constellaient des décorations.

Elle le vit fiancé, marié, possesseur d’une jolie femme qu’il aimerait et dont il serait aimé.

Elle se vit, elle, dans le décor intime de sa famille, entre sa mère et son mari, entre son fils et les enfants de son fils.

Et, en rêve, son incorruptible bonheur, le bonheur de son passé, le bonheur actuel, se prolongeait indéfiniment, l’accompagnait jusqu’à la vieillesse, jusqu’à la mort.

Nice, Vaucottes, 1891-1892.

FIN

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