Изменить стиль страницы

Elle ne s’en plaignait pas. Toute conversation prolongée l’abattait. Elle exécuta des travaux au crochet et tricota pour les indigents. Un cabinet de lecture lui fournit des livres. Elle choisissait les histoires de cape et d’épée et les drames de feuilleton. Les romans l’ennuyaient. L’adultère est leur unique base, sujet qui lui agréait peu.

Mais le plus souvent le tricot ou le volume s’échappait de ses mains. Et des souvenirs glissaient devant son esprit comme des tableaux fugitifs.

Rarement ils remontaient au delà de sa maladie. Il lui eût fallu trop d’efforts pour s’introduire dans son passé, cette forêt de broussailles et de ténèbres, inaccessible aux explorations. À peine osait-elle s’appesantir sur les détails de son avortement. Mais elle évoquait les périls qui en avaient résulté.

Ces souvenirs ne se composaient cependant que de douleurs revécues. Elle se rappelait le grand frisson initial, où elle se croyait prise par le crâne et secouée ainsi qu’un squelette. Ses doigts, ses pieds, ses oreilles se congelaient, sa langue se changeait en un morceau de glace, une langue dure, effilée, rêche comme celle d’un perroquet. Son haleine même, en s’exhalant, lui emplissait la bouche d’un air froid. Un fer rouge s’enfonçait en ses entrailles. On lui arrachait les reins. Le poids des couvertures était intolérable. L’effort pour tousser ou éternuer la martyrisait.

Elle se remémorait aussi les affres d’une soif aride et d’une faim vorace qu’une gorgée de bouillon assouvissait, et le gonflement monstrueux de son ventre, et ses joues creuses, ses yeux caves, son nez amoindri.

Une fois ayant surpris le mot « pleurésie » articulé près d’elle, elle se disait très calmement : « Je vais mourir. » Cependant, l’épouvantable douleur s’apaisait comme par miracle. Mais une autre, moins forte, lui comprimait la poitrine. Elle étouffait.

Et les interminables mois commencèrent d’une convalescence fastidieuse. Chaque période d’amélioration aboutissait à une période de malaise, à l’une de ces infinies misères sexuelles de la femme, blessée au plus intime de son être. Des semaines entières, elle restait dans son lit, couchée, immobile comme un cadavre, comptant les moulures de la corniche, au plafond.

À ce moment, plus encore qu’au début de la maladie où le dévouement était naturel, elle constata l’affection inquiète de son mari. Il s’asseyait en soupirant :

— Je n’ai rien à faire, aujourd’hui ; si tu le permets, je te tiendrai compagnie.

Durant toute une journée, il ne bougeait pas, supportant la lourde chaleur et les acres relents de la pièce close. Ils ne parlaient guère tous deux. Lui, la regardait de son regard bon. Et Lucie voyait sur son visage mobile le reflet de ses propres souffrances.

Aujourd’hui, c’était fini, l’ère des dures épreuves. Dès son arrivée à Nice, elle eut la certitude d’une guérison prochaine. Elle se conforma passivement aux ordres du médecin. Nulle hâte ne la pressait de sortir. Elle se contentait de vivre, elle qui avait cru mourir, et de vivre dans des conditions normales, sans tare physique, sans blessure irrémédiable.

Et la sensation de la vie, peu à peu, grondait en elle, comme une source prête à jaillir, non de la vie passée, énervante et fébrile, mais d’une vie végétative ou mécanique, la vie de ses organes en pleine fonction, de ses poumons au jeu régulier, de ses membres susceptibles de se mouvoir. Elle n’enviait pas ainsi qu’à Rouen les gens qui s’agitaient sous ses fenêtres. Bientôt elle marcherait comme eux, elle choisirait comme eux la place où il lui conviendrait de s’arrêter, et l’espace de terrain qu’il lui siérait de parcourir. Elle serait une personne comme une autre, pourvue de jambes souples, de reins solides, d’une santé résistante. Cet avenir lui paraissait le bonheur, et l’espérance de ce bonheur lui suffisait.

À la fin de décembre, elle eut l’autorisation d’essayer ses forces. Elle n’en profita point encore, réservant à son mari la joie de guider ses premiers pas.

Elle pensait souvent à lui. C’étaient des pensées amicales où il s’érigeait en être excellent, intelligent, de figure avenante et de caractère facile. Toute son existence se déroulerait auprès de cet homme que la loi faisait le maître de sa destinée, que leur sympathie mutuelle et leurs goûts communs rendaient un agréable compagnon. Et elle se félicitait que ce fût lui, et non pas un autre, à qui le hasard l’eût décernée. Ils s’écrivaient des lettres touchantes.

Elle se para coquettement pour le recevoir. Au bruit de son arrivée, les battements de son cœur s’accélérèrent. Un afflux de sang colora ses pommettes.

Ils s’embrassèrent d’une étreinte cordiale. Puis, se reculant, ils s’examinèrent. Enfin Lucie déclama :

— Je craignais de ne jamais te revoir.

Elle le questionna longuement sur sa conduite, sur ses affaires commerciales, sur ses fréquentations, sur l’emploi de ses soirées. Ils s’entretinrent jusqu’à minuit.

Le lendemain s’effectua le grand événement. Ils l’enjolivèrent, par un accord spontané, d’exquis enfantillages. Robert mit son bras sous le bras de Lucie. Lucie ôta son gant et posa sa main nue dans la main de Robert. Ils s’avançaient à petits pas, sur le sable fin de l’allée.

— Appuie-toi bien, Lucie, disait-il.

Elle disait :

— Robert, soutiens-moi bien.

Autour d’eux gambadait leur fils.

La prudence voulait une halte. Ils s’assirent sur un banc. Après une minute de contemplation, Mme Chalmin prononça :

— Comme le bleu du ciel rend la mer bleue !

Il rectifia :

— Non chérie, c’est le bleu de la mer qui rend le ciel bleu.

— Bah ! conclut-elle, pourquoi serait-ce l’eau qui est bleue et non pas l’air ?

Il sourit avec indulgence. Ils se turent.

Du côté du Var, des maisons ponctuaient la rive de taches blanches. Le cap Ferrat, à gauche, s’allongeait comme une bête accroupie. L’immensité était déserte, inanimée. La mer expirait à leurs pieds, en ondulations molles et silencieuses. Quelle poésie ! Il murmura :

— Te souviens-tu de notre coucher de soleil à Locmariaquer ?

Elle riposta :

— Et toi, te souviens-tu de notre clair de lune à Roskoff ?

Leurs mains se cherchèrent.

Les jours suivants, la pluie tomba. Chalmin vaguait à travers la maison. La santé de sa femme ne le tourmentant plus, il enrageait que le temps lui défendît de visiter les environs. Son aspect désœuvré agaça Lucie. Ils n’avaient plus rien à se dire. Ils s’ennuyèrent beaucoup ensemble.

Mais à peine seule, elle lui restitua tout son prestige. Laissant dans l’ombre les impressions mauvaises, elle mit en lumière les heures d’épanchement où leurs êtres vibraient à l’unisson.

Quelques semaines achevèrent de rétablir Mme Chalmin. Le docteur lui donna sa liberté. Avant le déjeuner, elle arpentait la promenade ; l’après-midi, elle écoutait avec sa mère la musique au square municipal, puis elles allaient s’asseoir au jardin d’hiver du Casino. Elles firent aussi de nombreuses excursions en voiture.

Et l’hiver fuyait. Rien maintenant ne différenciait Lucie des personnes rencontrées. Elle avait les mêmes prérogatives et les mêmes occupations, elle eût pu se procurer également les mêmes plaisirs.

Pourtant cela ne la tentait pas. Si son corps était sauf, son âme était tout endolorie. La tension d’esprit que la multiplicité de ses intrigues exigeait jadis, l’extraordinaire surmenage de toutes ses facultés, puis le contre-coup formidable de sa maladie sur son cerveau, avaient usé les ressorts de son énergie morale. Elle n’aspirait qu’au repos. Quand elle tricotait des bas de laine, elle ne concevait pas de plus charmante distraction. Quand elle se chauffait au soleil, nulle volupté ne lui semblait meilleure. Elle évitait ce qui pouvait l’entraîner à une seconde de souci, ou seulement l’obliger à un assemblage de réflexions. Calculer, combiner, distribuer d’avance ses journées en fractions dont chacune aurait eu son but marqué, tout cela l’eût épuisée comme un travail au-dessus de ses forces. Elle ne voulait pas prévoir les actes qu’elle accomplirait le lendemain. La minute à venir contenait moins de félicité que la minute présente.